
Mardi 9 décembre, 7 h 15, ça caille sévère à Marseille. Devant le portail de l’Accueil de jour Marceau (ADJ), près de la Porte d’Aix, une petite foule de « sans » – sans-abri, sans-emploi, sans-Sécu, sans-papiers, sans-famille, etc. – attend patiemment l’ouverture de la grille.
« Certains ont dormi dehors, d’autres étaient à la Madrague, un foyer d’urgence qui ferme à 7 h 30. Le froid commence à générer des tensions », s’inquiète Juliette [1], monitrice éducatrice, en avalant cul sec un gobelet de café avant l’ouverture des portes.
Rapidement, le hall d’accueil est envahi. Quelques hommes râlent, d’autres ont encore les yeux à moitié réveillés. Quand on me présente comme journaliste, des appréhensions bien légitimes fusent : « Elle va nous envoyer aux Baumettes si on lui parle ! ». Je me faufile vers un ancien, bonnet vissé sur le crâne, les yeux bleus ravageurs. « Vous êtes bien souriante. Si j’avais 20 ans, je vous épouserais. Mais je n’ai que 19 ans et demi », blague Joseph, de passage pour récupérer son courrier. On papote de ses galères, « choisies », après une carrière dans l’armée. Il m’offre une médaille du régiment du 5e Pacifique. « Dans quelques années, elle vaudra 20 000 euros », chuchote-t-il l’air taquin. Je refuse poliment, mais il me rétorque : « Si tu n’acceptes pas mon cadeau, je ne lis pas ton journal. »
Près du radiateur, Benjamin, 44 ans, vêtu d’un sweat du groupe de métal Carcass, a envie de bavarder. « Je suis une pipelette. Je les saoule tous, j’te préviens. Je suis moitié corse, moitié italien, d’un côté je suis un gros macho, de l’autre un gros brancheur », annonce-t-il sans chichis. SDF depuis 2007, cet ancien cuistot qui ne boit ni ne fume, est tombé trois fois pour stupéfiants. Sa dernière peine de prison, 24 mois, il l’a finie cet été. Lâché par une famille décimée, il a repris le chemin des foyers d’urgence, de l’ADJ, de la débrouille. « J’ai passé mon diplôme de cariste niveau 3 en prison, j’espère trouver du boulot dans cette branche. Je ne veux pas rester les bras croisés. Tu trouves que j’ai la pêche ? Ben oui, les métalleux, c’est pas des mecs mous. »
Je m’éclipse pour aller de l’autre côté du miroir, vers l’équipe des employés de l’ADJ. Entre deux rendez-vous, Émilie, l’assistante sociale, m’explique son boulot : « Il faut souvent repartir de zéro parce qu’ils perdent leurs papiers ou se les font voler. Il y a aussi la barrière de la langue. » Et la Sécu, Pôle emploi, tout ça, ils ne sont pas un peu plus tolérants avec eux ? « Non, c’est la même merde pour tout le monde. », tranche-t-elle. Éliane, monitrice éducatrice, m’invite à passer dans la salle d’à côté pour le « rituel du 115 », le numéro d’appel pour trouver des places d’hébergement. Elle semble contrariée. « Il y a un gars, il s’est levé à 4 h du matin pour être ici à 7 h. Et il n’a pas de rendez-vous. Il a pourtant fait tout ce qu’il fallait. On manque cruellement de structures comme la nôtre », regrette-t-elle. Chaque jour, entre 150 et 200 personnes passent par le petit local de l’ADJ. (...)
En sortant de sa journée de boulot, Éliane s’interroge à voix haute : « Parfois, j’ai l’impression d’être le dernier rempart de la paix sociale. Je ne sais pas toujours si ce que je fais a du sens, si on est là pour aider ou pour contenir une colère. »