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Procès Luxleaks : journalistes et lanceurs d’alerte sur le banc des accusés à la place des multinationales
Article mis en ligne le 29 avril 2016

Qui devrait être assis sur le banc des accusés ? D’un côté de la barre, PricewaterhouseCoopers, un cabinet de conseil luxembourgeois dont la spécialité est de permettre d’éviter à ses clients de payer des milliards d’euros d’impôts. De l’autre, deux anciens salariés de ce cabinet et un journaliste, déterminés à dénoncer ces pratiques à la limite de la légalité et moralement condamnables. Et pourtant ce sont bien ces trois hommes qui risquent entre cinq et dix ans de prison lors du procès qui se déroule jusqu’au 4 mai au tribunal correctionnel du Grand-duché. Voyage en car avec les proches et soutiens d’Antoine Deltour, partis de Lorraine pour venir encourager le lanceur d’alerte.

(...) Auditeur financier entre 2008 et 2010 pour PricewatershouseCoopers (PwC), Antoine Deltour a, juste avant son départ, copié des centaines de tax rulings. Ces fameux rescrits fiscaux, passés entre l’administration fiscale du Luxembourg et les multinationales, permettent à ces dernières de réduire considérablement leurs taxes sur les bénéfices – parfois moins de 3 % au lieu de 28,88 % ! Édouard Perrin, journaliste pour l’émission Cash Investigation n’a pas dévoilé ces documents compromettants, mais les a mis en avant dans son reportage diffusé sur France 2 en mai 2012 « Paradis fiscaux : Les petits secrets des grandes entreprises », à la suite duquel PwC a porté plainte. Les deux hommes, ainsi qu’un autre ex-salarié de PwC, sont poursuivis pour avoir commis ou être complices de « vol domestique », d’« accès frauduleux dans un système informatique », de « divulgation de secrets d’affaires » et de « violation du secret professionnel ». C’est justement à la première des six demi-journées de procès prévues au tribunal correctionnel de Luxembourg que nous nous rendons. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Antoine Deltour a ses supporters. (...)

Le jugement de l’affaire LuxLeaks semble tellement grossier qu’il a le mérite d’être rassembleur. « C’est scandaleux que ce soit la personne qui a révélé l’évasion fiscale qu’on juge aujourd’hui », résume un organisateur, pendant la pause, sur une aire d’autoroute. Pierre, qui participe aux opérations menées par les « faucheurs de chaises », souligne aussi le paradoxe : « Aujourd’hui, on en arrive à désobéir juste pour demander que la loi soit respectée et que les entreprises payent leurs impôts... » (...)

A l’arrivée (en retard) au palais de justice de Luxembourg, la salle d’audience est pleine, tout comme la salle annexe de 60 places qui retransmet la vidéo en direct. À l’écran, une dame apparaît, tête rentrée dans les épaules, regard obstinément bas. Elle lit d’une voix monocorde et placide ses fiches à la barre. Sauf, bien entendu, lorsqu’il s’agit de répondre à une question d’un avocat de la défense. Exercice durant lequel elle démontre une capacité d’improvisation limitée – « Je ne peux pas répondre à cette information précise », botte-t-elle souvent en touche. Il s’agit d’Anita Bouvy, auditrice interne pour PricewaterhouseCoopers, chargée de retrouver la personne à l’origine des fuites de son entreprise au lendemain du reportage de Cash Investigation. (...)

Autre prévenu dont il a été question : Raphaël Halet, ex-salarié de PwC, qui a lui aussi transmis des infos à Édouard Perrin, le journaliste de Cash Investigation. La discrétion de cet homme dont le nom n’a été révélé que très récemment, s’explique plus clairement désormais... « Si Raphaël Halet s’engage à collaborer avec nous, on s’engage à ne lui demander de verser qu’un euro de dommages et intérêts, symboliquement », reconnaît Anita Bovy, tout en se dispensant de préciser qu’un accord signé, devant huissier en décembre 2014, entre PwC et Raphaël Halet menaçait ce dernier de poursuites s’évaluant à... 10 millions d’euros !

Pour éviter que sa source ne soit identifiée, Édouard Perrin proposera, en octobre 2012, à Raphaël Halet d’utiliser un procédé judicieux : placer les rulings en pièce jointe d’un e-mail, sans toutefois l’envoyer, mais en le conservant dans les « brouillons ». Édouard Perrin n’a plus qu’à se connecter sur le compte et à récupérer les pièces jointes. (...)

En se concentrant sur l’intention d’Antoine Deltour de vouloir dénoncer des montages financiers de PwC ou sur la relation entre Édouard Perrin et Raphaël Halet, l’autre ex-salarié de PwC qui lui a fourni des tax rulings, la justice luxembourgeoise décale totalement le débat provoqué par les lanceurs d’alerte. Celui de ces pratiques fiscales qui permettent à des entreprises d’échapper en partie au fisc. Elle préfère se demander, durant ces six demi-journées d’audience, s’il y a eu ou non « violation du secret professionnel, violation de secrets d’affaires ». (...)

Parmi les soutiens qui attendent Antoine Deltour à la sortie de l’audience, une autre petite troupe est venue de loin. Représentants d’organisations appartenant à la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires, ils sont une vingtaine à faire une allée d’honneur aux côtés des autres soutiens aux héros du jour, tandis que les équipes de tournage de plusieurs chaines télévisées s’agglutinent autour d’eux.

« Il faut rendre publics les rescrits fiscaux, exiger la publication des informations sur les impôts que paient les multinationales et les activités qu’elles mènent dans tous les pays où elles sont présentes... », lance Lucie Watrinet de l’ONG CCFD-Terre Solidaire, qui coordonne la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires. (...)

au même moment, Michel Sapin exprime sa « solidarité » avec les lanceurs d’alerte à l’Assemblée nationale. Tandis que Marine Le Pen appelle François Hollande « à faire pression sur le Luxembourg » et à soutenir les trois prévenus. Nage-t-on en plein délire ? À l’unanimité, le PS et le FN ont voté « pour » l’adoption, le 14 avril, de la directive européenne sur le secret des affaires [2]. Directive qui aurait très certainement empêché l’affaire LuxLeaks d’éclater si elle s’était appliquée au moment des révélations d’Antoine Deltour : les tax rulings qu’il a copiés sont tout à fait légaux et font même partie des meubles au Luxembourg – ou plutôt du « patrimoine » pour reprendre l’expression employée, fin 2014, par le ministre des Finances lui-même. (...)

Non loin de cet attroupement, Denis Robert, auteur des révélations sur l’affaire Clearstream, se dispense d’ambages inutiles envers les « politiques », dont il n’attend plus rien hormis de rendre « la situation de plus en plus insurrectionnelle » : « Ces discussions à n’en plus finir sur l’informatique, c’est bidon. Le problème, c’est ce pays qui protège ces multinationales qui nous volent et nous font les poches. Le problème, c’est cette justice qui sert à étouffer les lanceurs d’alerte. Il faut absolument les soutenir pour qu’ils soient relaxés. A mon avis Antoine ne le sera pas, car cela ouvrirait une brèche. En face, il y a ces multinationales, ces pays, ces banques qui protègent ce business-là. » (...)