Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Observatoire des inégalités
Qui sont les privilégiés d’une France en crise ?
Article mis en ligne le 8 février 2015
dernière modification le 5 février 2015

Des revenus à l’éducation, la dénonciation des élites est une façon de faire oublier les privilèges dont dispose une frange beaucoup plus large de la population qui vit à l’abri de la crise. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

(...) La France de tout en haut va très bien. Malgré la crise, elle continue de s’enrichir de façon indécente. Entre 2004 et 2011 [1], le seuil du revenu des 0,1 % les plus riches a augmenté de 23 %, soit 48 000 euros annuels, l’équivalent de quatre ans de Smic, contre 7,7 % et 1 400 euros pour le revenu médian (autant gagne moins, autant gagne plus, revenu par ménage, avant impôts et prestations sociales). La France de l’élite scolaire prospère tout autant. Ses « grandes écoles » restent fermées au peuple, et ses élèves choyés. La collectivité dépense 15 000 euros par étudiant en classe préparatoire aux grandes écoles, contre 9 000 euros par étudiant des filières généralistes de l’université. (...)

La « France des riches » est largement dénoncée à gauche, avec raison [2]. Pourtant, cette critique laisse parfois songeur. Hormis sans doute Liliane Bettencourt, on peut toujours trouver plus favorisé que soi. Cette vision élitiste et simpliste des inégalités, très en vogue, conduit à faire l’économie d’une réflexion de fond sur les inégalités sociales qui structurent notre société, bien au-delà des avantages d’une poignée de dirigeants du « grand capital ». Concrètement, elle permet aux catégories favorisées - déguisées en « classes moyennes supérieures » - d’éviter de contribuer davantage à la solidarité et de faire plus de place aux couches moyennes et populaires. Ou de réformer l’école pour l’ouvrir à tous.

Les privilèges vont bien au-delà des beaux quartiers et des classes prépas. La stagnation du pouvoir d’achat est une moyenne artificielle qui masque la progression des revenus de catégories qui se disent assommées par le « matraquage fiscal ». (...)

Rebaptisées classes moyennes supérieures, ces classes aisées tentent d’associer leur sort aux catégories moyennes, qui se situent au milieu du gué (environ 1 500 euros mensuels pour une personne seule) et dont les revenus stagnent. Un classique des rapports de forces sociaux, particulièrement pratiqué chez les indépendants, des agriculteurs aux médecins favorisés, qui savent faire passer leurs revendications par la voix des moins bien lotis d’entre eux. Le déguisement des classes moyennes supérieures a une toute autre ampleur : une frange entière de la population cherche ainsi à échapper à l’effort fiscal [5].

Les privilégiés d’aujourd’hui ne sont pas seulement les titulaires de revenus élevés, mais tous ceux qui sont protégés des aléas du chômage, d’une rupture de parcours professionnel qui conduira à une baisse quasi certaine des revenus, parfois conséquente. Au premier chef, ceux qui disposent du statut d’emploi protecteur de la fonction publique et de bien d’autres organismes para-publics où, en pratique, personne n’est jamais licencié. A niveau de vie équivalent, savoir que l’on disposera d’un salaire jusqu’à sa retraite est devenu, au bout de 40 ans de chômage de masse, un déterminant central des conditions de vie par la stabilité qu’il procure et pour les droits qu’il ouvre, notamment dans l’accès au logement. Certes, une partie des fonctionnaires – c’est le cas, par exemple, des enseignants du primaire ou dans les services informatiques – acceptent en contrepartie des revenus limités rapportés à leurs qualifications. Il n’en demeure pas moins que l’avantage est là. Hier, on moquait les « ronds de cuir » de la République, aujourd’hui, savoir de quoi sera fait demain a une valeur inestimable.

Face à la crise, le niveau de protection résulte par ailleurs pour beaucoup de la taille de l’entreprise. La bureaucratie publique ou privée a son lot d’avantages [6]. Le statut des salariés des grandes structures du secteur privé est sans commune mesure avec celui des PME. La condition salariale, du niveau de salaire à la couverture santé en passant par les multiples avantages du comité d’entreprise, n’a rien à voir avec celle du commun des salariés qui n’a rien de tout cela [7]. La formation et les programmes de reconversion dans les grands groupes font que la menace du chômage n’est pas la même.

Tous ces avantages représentent parfois de petites sommes, mais celui qui paie plein pot sa mutuelle, ses sorties, les loisirs des enfants et ses billets de train ou son électricité est parfois un peu amer quand il observe l’addition de son voisin. A salaire égal, le coût de la vie est parfois un peu variable. (...)

A l’école, les privilèges dépassent, de loin, les classes préparatoires aux grandes écoles. Apprendre à lire aux enfants le plus tôt possible, en fin de section de maternelle (contrairement à d’autres pays comme la Finlande où cet apprentissage a lieu deux ans plus tard), creuse des écarts précoces du fait de la maîtrise du langage propre aux milieux diplômés. Dans la suite du cursus scolaire, du primaire au lycée, l’ « élitisme républicain » de notre système éducatif est, au fond, un élitisme social. Les programmes, la place des savoirs théoriques, l’évaluation-sanction répétée, sont taillés sur mesure pour les enfants de diplômés, en particulier d’enseignants [9], qui maîtrisent le code de l’école. 90 % de leurs enfants obtiennent le bac, deux fois plus que les enfants d’ouvriers non-qualifiés (...)

La façon même dont l’école française fonctionne, en appuyant sur les échecs plutôt qu’en valorisant les efforts, par la mise en avant d’une poignée d’élèves plutôt que la réussite de tous, joue en la défaveur des catégories les moins favorisées. Le privilège de la maîtrise du code scolaire est l’essence même des inégalités sociales.

Les privilégiés au pouvoir

« Le changement, c’est maintenant » ? La gauche a accédé au pouvoir en faisant campagne sur la réduction des inégalités sociales. Forte de tous les pouvoirs, à tous les échelons territoriaux, elle a oublié sa promesse. La réforme fiscale n’aura pas lieu, les régimes spéciaux de retraite ne seront pas touchés, la « refondation » de l’école a accouché d’une souris et ne touche pas au fonctionnement du système… La grande affaire du début de quinquennat aura été le « mariage pour tous ».

Qu’a proposé la gauche pour réduire les inégalités sociales ? En quoi s’adresse-t-elle aux catégories populaires ? Avec quelques emplois d’avenir et une « garantie jeune » [10] expérimentée dans dix territoires pilotes et étendue en 2015 à 61 nouveaux territoires. Rien ou presque. Visiblement, une partie des dirigeants actuels et passés demeurent aveugles aux difficultés d’une partie de la France et ne veulent pas comprendre que si le Front national progresse, c’est essentiellement parce qu’ils sont incapables de répondre à une demande sociale [11].

Des privilégiés sont aux commandes.
(...)

Des think-tanks aux lobbies en passant par les mouvements moins organisés, les groupes qui défendent les intérêts des couches favorisées disposent de moyens de communication considérables. La maîtrise de la parole publique, de la médiatisation des intérêts a pris un poids démesuré dans les décisions des politiques publiques.

En face, les « invisibles » [13] - la France peu qualifiée salariée du privé ou au chômage - sont peu audibles. Les quelques mouvements de soutien aux plus précaires (pauvreté, sans papiers, mal-logement, etc.) se concentrent sur les situations les plus difficiles avec de maigres moyens. Les syndicats ne représentent plus qu’une fraction ultra-minoritaire des salariés - moins de 5 % dans le secteur privé - concentrés dans les grandes entreprises. Les nouveaux mouvements militants, issus de milieux cultivés et urbains, se passionnent pour les causes modernes d’une société post-68 comme la préservation de leur environnement, les inégalités dont sont victimes les femmes ou les homosexuels, voire la diversité ethno-culturelle. Des causes justes, à condition qu’elles n’amènent pas à oublier les hiérarchies sociales qui structurent notre société, ou pire, ne servent pas à les masquer. (...)

Dans notre pays, la bourgeoisie économique et culturelle est préoccupée par ses prochaines vacances, payer moins d’impôts, trouver la bonne école pour ses enfants ou savoir si elle mange du vrai bio. Beaucoup de citoyens partagent la volonté de réformes en profondeur, savent bien que chacun doit balayer devant sa porte et sont prêts à faire un effort. Mais s’indigner est une chose, agir en est une autre [14]. Reste à savoir à quel moment ces couches favorisées prendront conscience qu’à trop profiter et si peu partager elles risquent de tout perdre. A trop tirer sur la corde des privilèges tout en faisant miroiter l’égalité pour tous, le risque est grand que cet état de fait n’entraîne des mouvements de contestation de grande ampleur et que d’autres forces, beaucoup plus conservatrices, prennent les choses en main. Tant qu’il s’agit de quelques villes petites ou moyennes, cela ne paraît pas trop inquiéter les privilégiés d’aujourd’hui, mais il n’est pas certain qu’ils soient éternellement à l’abri.