
Des revenus à l’éducation, la dénonciation des élites est parfois une façon de faire oublier les privilèges dont dispose une frange bien plus large de la population. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
(...) La « France des riches » est largement dénoncée à gauche, avec raison [2]. Pourtant, la critique laisse parfois songeur. Cette vision élitiste des inégalités, très en vogue, conduit à faire l’économie d’une réflexion de fond sur les inégalités sociales qui structurent notre société en profondeur, bien au-delà d’une poignée de dirigeants. Concrètement, elle permet aux catégories favorisées d’éviter de contribuer davantage à la solidarité et de faire plus de place aux couches moyennes et populaires. Ou de réformer l’école pour l’ouvrir à tous.
Dans la France contemporaine, les privilèges vont bien au-delà des beaux quartiers et des classes prépas. La stagnation du pouvoir d’achat est une moyenne qui masque la progression des revenus de catégories qui se disent assommées par le « matraquage fiscal ». Entre 2008 et 2011, le seuil de revenu des 10 % les plus pauvres a baissé de 3,5 % (après impôts et prestations sociales), quand celui des 10 % les plus riches a augmenté de 2,5 %. Une perte de moins 370 euros annuels d’un côté et un gain de 918 euros de l’autre [3]. Or on entre dans le club des 10 % les plus aisés, à l’abri de la crise, à partir de 3 000 euros nets [4] pour un célibataire ou 5 600 euros en moyenne pour un couple avec enfants. Bien loin des revenus des patrons superstars du CAC 40 ou de nos 0,1 %.
Rebaptisées classes moyennes supérieures par les médias, ces classes aisées tentent d’associer leur sort aux catégories moyennes, qui se situent au milieu du gué (environ 1 500 euros mensuels pour une personne seule) et dont les revenus stagnent. Un classique des rapports de forces sociaux, particulièrement pratiqué chez les indépendants, des agriculteurs aux médecins favorisés. Le déguisement des classes moyennes supérieures a une toute autre ampleur : une frange entière de la population cherche ainsi à éviter de participer à l’effort fiscal [5]. (...)
« Le changement, c’est maintenant » ? La gauche a accédé au pouvoir en faisant campagne sur la réduction des inégalités sociales. Forte de tous les pouvoirs, à tous les échelons territoriaux, elle a oublié sa promesse. La réforme fiscale n’aura pas lieu, les régimes spéciaux de retraite ne seront pas touchés, la « refondation » de l’école ne touche pas à l’essentiel du système… La grande affaire de ce début de quinquennat aura été le « mariage pour tous ». Qu’a proposé la gauche pour réduire les inégalités sociales ? Quelques emplois d’avenir et une « garantie jeune » [10] en expérimentation dans dix territoires pilotes. Rien ou presque.
Cette situation s’explique. Les privilégiés sont aux commandes. Pas seulement aux plus hauts postes de l’exécutif. Des entreprises aux collectivités locales en passant par les associations, une bourgeoisie économique (plutôt de droite) mais aussi culturelle (plutôt de gauche) dispose du pouvoir, vit dans un entre-soi, et n’a aucun intérêt au « changement » qu’elle met en avant comme un slogan. Elle pointe du doigt les ultras-riches mais elle oublie bien vite les quartiers populaires et méprise les couches moyennes pavillonnaires dont l’idéal est écologiquement incorrect [11].
Les groupes qui défendent les intérêts des couches favorisées disposent de moyens de communication et de lobbying considérables (...)
Reste à savoir à quel moment ces couches favorisées prendront conscience qu’à trop profiter et si peu partager elles risquent de tout perdre. A trop tirer sur la corde des privilèges tout en faisant miroiter l’égalité pour tous, le risque est grand que cet état de fait n’entraîne des mouvements de contestation de grande ampleur et que d’autres forces, beaucoup plus conservatrices, prennent les choses en main.