
Ses moindres faits et gestes consignés. Ses conversations, y compris privées, écoutées et rapportées. Sa correspondance et autres écrits, aussi personnels soient-ils, lus, copiés. Son matériel informatique régulièrement saisi, fouillé... À partir du moment où une personne détenue est étiquetée « TIS » (pour terroriste islamiste) ou « DCSR » (pour détenu de droit commun susceptible de radicalisation), son droit à la vie privée et à l’intimité – d’ordinaire déjà malmené en prison – devient chimère.
La surveillance dont elle fait l’objet ne lui laisse plus aucun répit. Chacun de ses faits et gestes est épié et analysé en permanence, qu’elle se trouve en détention ordinaire, à l’isolement ou dans un quartier dédié.
Dans les quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER), elle est invitée – à travers une série d’entretiens – à se dévoiler, afin que son degré de « radicalité » et son potentiel prosélyte soient évalués. Observation et évaluation seraient aussi les principaux objectifs des quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR), pourtant censés être voués à l’accompagnement vers le « désengagement ».
« L’observation s’exerce dans toutes les missions et actions du surveillant au sein du quartier », indique ainsi la doctrine d’emploi des QPR, qui précise : « le surveillant doit à tout moment être attentif » et utiliser ses « qualités d’écoute auprès des personnes détenues pour recueillir des informations ».
« Réseau relationnel », « antécédents pénitentiaires », « habitudes », jusqu’à ses « préoccupations » : l’administration veut tout savoir de ces détenus. Toutes ces informations font l’objet de notes et de rapports plus ou moins occultes, dont il est, pour les personnes détenues, souvent impossible de connaître la teneur et la destination exactes. Une chose est en revanche à peu près sûre : ces dernières passeront toutes entre les mains du renseignement pénitentiaire.
« Ils veulent tout savoir. Moi, je pense qu’il faut poser des limites à ce que l’on peut rapporter. Or, on nous enjoint de tout dire », regrette ainsi un psychologue auprès du CGLPL. « Ils ont accès à nos synthèses s’ils les demandent, et à tout ce qui se trouve dans le dossier pénal. Ils sont là en CPU. Le problème, c’est que dans les établissements où j’ai travaillé, les agents de renseignement ne voient jamais les personnes dont on parle » explique Cécile, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) qui a travaillé en QER. (...)
« On cherche à tout prix la dissimulation : c’est le grand mot des quartiers d’évaluation, explique Cécile. Le présupposé, c’est qu’il y a forcément quelque chose qui ne va pas chez la personne. Mais alors quoi ? Si on ne trouve pas, c’est que l’on est de mauvais évaluateurs. Au-delà de devoir évaluer, on a l’impression de devoir trouver ce qui cloche. » (...)
Inconfortable pour les équipes, cette chasse aux dissimulateurs est aussi déstabilisante pour les personnes détenues : « On en arrive à avoir des détenus totalement perdus, qui ne savent plus trop quoi dire. Ils se demandent comment ils doivent agir alors que l’idée serait de les amener à la spontanéité », déplore Cécile.
Feu de tout bois
Ce manque de spontanéité, c’est précisément ce qui a été reproché à l’un des clients de Me Pierre-François Feltesse. Évalué au QER d’Osny, celui-ci est ressorti avec un rapport « catastrophique », selon les mots de l’avocat : « Dans son évaluation, on a relevé qu’il prenait le temps de réfléchir, de faire des réponses appropriées. On en a conclu qu’il était dans la dissimulation et il s’est retrouvé en QPR, raconte-t-il. Mon client m’a dit : “J’encours une peine immense, vous pensez vraiment que je vais répondre du tac au tac ? J’ai peur que ce soit une mauvaise réponse, du coup, je réfléchis !” Ça paraît logique, et pourtant ça lui a été reproché. À partir du moment où on met un pied dans l’association de malfaiteurs terroriste, on est confronté à la supposition permanente du pire », conclut l’avocat. (...)
Inconfortable pour les équipes, cette chasse aux dissimulateurs est aussi déstabilisante pour les personnes détenues : « On en arrive à avoir des détenus totalement perdus, qui ne savent plus trop quoi dire. Ils se demandent comment ils doivent agir alors que l’idée serait de les amener à la spontanéité », déplore Cécile.
Feu de tout bois
Ce manque de spontanéité, c’est précisément ce qui a été reproché à l’un des clients de Me Pierre-François Feltesse. Évalué au QER d’Osny, celui-ci est ressorti avec un rapport « catastrophique », selon les mots de l’avocat : « Dans son évaluation, on a relevé qu’il prenait le temps de réfléchir, de faire des réponses appropriées. On en a conclu qu’il était dans la dissimulation et il s’est retrouvé en QPR, raconte-t-il. Mon client m’a dit : “J’encours une peine immense, vous pensez vraiment que je vais répondre du tac au tac ? J’ai peur que ce soit une mauvaise réponse, du coup, je réfléchis !” Ça paraît logique, et pourtant ça lui a été reproché. À partir du moment où on met un pied dans l’association de malfaiteurs terroriste, on est confronté à la supposition permanente du pire », conclut l’avocat. (...)
« S’ils se comportent mal ou s’ils donnent des signes de radicalisation, c’est qu’ils sont radicalisés. S’ils se comportent sans signe de “déviance” apparent, ce sont des dissimulateurs qu’il faut démasquer », résument les chercheurs Gilles Chantraine et David Scheer, qui ont enquêté dans des QER dans les premiers mois qui ont suivi leur ouverture. (...)
Pour les professionnels et avocats interrogés, ce climat de suspicion généralisée ne peut être que contre-productif. (...)
« Certains de mes clients sont restés sous le choc du rapport QER, et n’ont plus confiance en personne : ils ont été authentiques, n’ont pas voulu tricher, et la lecture du rapport les a anéantis, abonde Me Marie Dosé. Après cela, ils ont arrêté les suivis psy, ils ne veulent plus rien investir en détention : ils ont senti la culture du renseignement et de l’accusation et n’ont plus confiance en quoi que ce soit. Et ça, c’est catastrophique. À part alimenter leur délire de persécution, je ne vois pas en quoi ça peut nous servir. »