
Nous vivons à l’école comme ailleurs une situation de profonde discontinuité. Nos dirigeants politiques et économiques refusent d’en prendre acte, préférant accélérer le cours mortifère de leurs politiques. Il est urgent de ralentir pour enfin prendre le temps de penser les ruptures nécessaires.
L’école est en effet un temps et un espace où se crée du commun de mille façons, par mille interactions, par la possibilité d’une compréhension mutuelle. Le confinement et l’enseignement à distance abolissent cette possibilité du commun. L’exigence ministérielle de « continuité pédagogique », sans cesse martelée, a imposé de mettre en œuvre un impossible, ajoutant une soi disant urgence pédagogique à l’urgence sanitaire. (...)
Élèves et familles ont vu leur vie et leur espace intimes dévorés par ce même impératif de productivité individuelle, accentuant là encore les inégalités sociales et territoriales.
Nous assistons maintenant à un « déconfinement » tout aussi précipité dans ses modalités, dans lequel la réouverture des établissements scolaires tient une place déterminante. C’est encore le Président de la République qui a annoncé la date du 11 mai pour rouvrir les écoles. Cette annonce ne correspondait à aucun plan préalable, à aucune connaissance du terrain, ni même à une quelconque « consultation » factice. Depuis cette annonce, le désordre ne fait que grandir, chaque jour ou presque apportant son lot d’annonces contradictoires et de démentis, donnant l’impression qu’à un gouvernement s’est substituée une simple addition d’individus sans liens, sinon celui d’une forme de compétition pour un poste lors d’un futur remaniement.
Management confiné et déconfinement agile (...)
Le protocole sanitaire, dans le premier comme dans le second degré, de l’avis quasi unanime des personnels, n’est applicable qu’à la condition de transformer la plupart des établissements en lieux d’accueil qui n’ont plus grand-chose à voir avec les objectifs de la scolarisation et des apprentissages. Ces deux dernières semaines, beaucoup de collègues ont témoigné de leur malaise et de leur indignation. Le retour en classe tel qu’il s’organise dans le cadre du protocole constitue un non-sens pédagogique3 mais aussi une mise en danger tant sanitaire4 que psychologique.5 Pourtant, il n’est pas question de s’en écarter, car le risque deviendrait juridique (...)
Plutôt que d’attendre du terrain un état de la situation, plutôt que d’élaborer démocratiquement des objectifs clairs (pour qui ? pour quoi ? où ? comment ? etc.), plutôt que d’échanger sincèrement avec celles et ceux qui savent répondre à ces questions (les personnels !), le gouvernement a préféré la précipitation.
Mais alors pourquoi un tel empressement ? A quoi correspond cette « urgence scolaire » qui se superpose à l’urgence sanitaire ? La logique n’est pas scientifique, nos dirigeants ayant décidé d’ignorer les avertissements du Conseil Scientifique, de l’Inserm ou encore de l’OMS. Il n’y a pas non plus là de cohérence pédagogique, puisque ce que l’on ouvre ne sera pas l’école, mais une sorte d’accueil potentiellement anxiogène d’une petite partie des élèves. Le gouvernement prétend qu’il s’agit d’une mesure sociale, ce qui est bien difficile à entendre venant de ceux qui mènent une politique de classe depuis le début du quinquennat… Quand bien même nous serions dupes de leur soudaine conversion, la portée sociale de la réouverture est illusoire (...)
Cette précipitation est tout d’abord une parole politicienne, qui feint la maîtrise pour rester aux commandes, une parole qui se place dans un « après » à très court terme, celui d’une carrière personnelle. Mais cette précipitation est aussi une forme avancée du management le plus agressif. Quand le ministre dit « nous sommes prêts », il faut entendre « j’exige que vous soyez prêt·es ! ». C’est un appel à la créativité, à l’inventivité, à l’agilité - tous ces mots détournés par la novlangue managériale. (...)
Sous un vernis scientifique, il s’agit de légitimer les politiques en place. Le ministre comme son conseiller s’accordent effet à voir dans la crise sanitaire « une occasion exceptionnelle de réfléchir à notre pédagogie » et appellent conjointement à des « États généraux du numérique » pour l’automne afin de tirer les « leçons positives » de la situation pandémique. Jean-Michel Blanquer l’a déjà annoncé à l’Assemblée : « l’école de demain sera à distance » et devra dans la durée « articuler présentiel et distanciel ». Ainsi, l’engagement sincère des personnels, des élèves et des familles pour limiter les dégâts de la « continuité pédagogique » est utilisé comme un levier pour amplifier la destruction de l’école publique. (...)
Comment exprimer plus clairement la "stratégie du choc" que certains veulent faire subir à l’éducation publique ?
La « continuité pédagogique » est un masque, posé sur une politique et des intérêts qui ne disent pas clairement leur nom. (...)
Il faut donc arrêter la machine10. Faire un pas de côté et prendre acte de la profonde rupture que nous vivons. Il est bien entendu des situations, comme cette épidémie, que nous ne pouvons anticiper. Mais la crise actuelle nous montre que ce sont précisément les biens communs qui nous protègent. Ce sont les services publics, de la santé, de l’éducation, de l’énergie ou encore des transports, et aussi les ressources naturelles. A leur destruction systématique pour les intérêts d’une minorité, il faut opposer leur défense acharnée et collective pour les besoins de toutes et tous. Et cette défense passe par leur gestion démocratique et pensée sur le long terme, une gestion dans la sobriété globale, et donc par leur partage juste à toutes les échelles – ce qui nécessite de les arracher au domaine de la marchandise. (...)
À la démesure d’un capitalisme destructeur porté par une technologie surpuissante, à la mal-mesure du management et du scientisme, opposons une société et une école à mesure humaine. Construisons démocratiquement des réponses réelles aux besoins du terrain, pédagogiques et sociaux. Comme le suggérait Neil Postman dès 1992, faisons de l’école un lieu où l’on ré-apprend tout ce qu’il est possible de faire sans le numériqu (...)
prendre en charge les enfants, en les impliquant dans des actions communes concrètes, nous pourrons prendre le temps de démontrer aux élèves qu’on peut agir collectivement sur le monde sans le détruire.
« On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste. » (Gébé) (...)
Christophe Cailleaux, Amélie Hart-Hutasse et François Jarrige, « L’école confinée, laboratoire du monde numérique »