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Raoul Vaneigem : « Sauver les acquis sociaux ? Ils sont déjà perdus »
Article mis en ligne le 9 juin 2019
dernière modification le 8 juin 2019

(...) Celui qui publia il y a quelques décen­nies de cela un appel à la grève sau­vage et au sabo­tage sous le nom de Ratgeb observe aujourd’hui le sou­lè­ve­ment des gilets jaunes et les ZAD avec un enthou­siasme non dis­si­mu­lé ; hors de l’Europe, c’est au Chiapas et au Rojava qu’il per­çoit les formes d’une alter­na­tive éman­ci­pa­trice. Persuadé que les urnes ne sont d’aucun secours, son der­nier livre enfonce le clou ; la frappe est opti­miste : tour­ner la page de l’Homo œco­no­mi­cus et défendre l’ensemble du vivant, cela se peut encore. Nous nous sommes entre­te­nus avec lui.

Vous avez écrit au début des années 2000 que les mots « com­mu­nisme », « socia­lisme » et « anar­chisme » ne sont plus que des « embal­lages vides et défi­ni­ti­ve­ment obso­lètes ». Ces trois noms ont pour­tant per­mis aux humains de rendre pen­sables l’émancipation et la fin de l’exploitation. Par quoi les rem­pla­cer ?

En 2000, cela fai­sait pas mal de temps que l’idéologie, dont Marx dénon­çait le carac­tère men­son­ger, avait vidé de sa sub­stance des concepts qui, issus de la conscience pro­lé­ta­rienne et for­gés par la volon­té d’émancipation, n’étaient plus que les ori­flammes bran­dis par les pro­ta­go­nistes d’une bureau­cra­tie syn­di­cale et poli­tique. Les luttes de pou­voir avaient très vite sup­plan­té la défense du monde ouvrier. On sait com­ment le com­bat pour le pro­lé­ta­riat a viré à une dic­ta­ture exer­cée contre lui et en son nom. (...)

Communisme, socia­lisme, anar­chisme étaient des concepts confor­ta­ble­ment déla­brés quand le consu­mé­risme a réduit à néant jusqu’à leur cou­ver­ture idéo­lo­gique. L’activité poli­tique est deve­nue un clien­té­lisme, les idées n’ont plus été que ces articles dont les pros­pec­tus de super­mar­ché sti­mulent la vente pro­mo­tion­nelle.

« Comment ne pas remer­cier les gilets jaunes, au nom de l’humanité qu’ils ont réso­lu d’affranchir de toute bar­ba­rie ? » (...)

Votre der­nier livre se conclut jus­te­ment sur ce mou­ve­ment. Un « bon­heur », un « immense sou­la­ge­ment », dites-vous. Que char­rie plus pré­ci­sé­ment cet enthou­siasme ?

Il n’exprime rien de plus et rien de moins que ce que je pré­cise dans l’Appel à la vie : « Cela fait, depuis le Mouvement des occu­pa­tions de mai 1968, que je passe — y com­pris aux yeux de mes amis — pour un indé­ra­ci­nable opti­miste, à qui ses propres ren­gaines ont tour­né la tête. Faites-moi l’amitié de pen­ser que je me fous super­be­ment d’avoir eu rai­son, alors qu’un mou­ve­ment de révolte (et pas encore de révo­lu­tion, loin s’en faut) affer­mit la confiance que j’ai tou­jours accor­dée à ce mot de liber­té, si gal­vau­dé, si cor­rom­pu, si "sub­stan­ti­fi­que­ment" pour­ri. (...)

Ce moment, j’en rêve depuis ma loin­taine ado­les­cence. Il a ins­pi­ré, il y a plus de 50 ans, le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes géné­ra­tions. On ne m’ôtera pas le bon­heur de saluer ces gilets jaunes, qui n’ont guère eu besoin de lire le Traité pour illus­trer sa mise en œuvre poé­tique. Comment ne pas les remer­cier, au nom de l’humanité qu’ils ont réso­lu d’affranchir de toute bar­ba­rie ? (...)

Ce fut une erreur de sous-esti­mer Bookchin et l’importance de l’écologie. Ce ne fut pas ma seule erreur ni la seule de l’IS. Mais cette erreur a une cause. Elle réside dans la confu­sion (dont le Traité n’est pas exempt) entre l’intellectualité et la prise de conscience du moi et du monde, entre l’intelligence de la tête et l’intelligence sen­sible du corps. Les récents évé­ne­ments aident à cla­ri­fier la notion d’intellectualité. Les gilets jaunes qui scandent obs­ti­né­ment à la face de l’État « On est là, on est là » font fré­mir les élites intel­lec­tuelles de tous bords, celles qui, pro­gres­sistes ou conser­va­trices, s’attribuent la mis­sion de pen­ser pour les autres. (...)

en somme, toutes celles et tous ceux qui sont sim­ple­ment révol­tés par l’injustice et par l’arrogance des morts-vivants qui nous gou­vernent. Hommes et femmes de tout âge ont brus­que­ment ces­sé de s’agglutiner en une masse gré­gaire : ils ont quit­té les bêlants trou­peaux de la majo­ri­té silen­cieuse. Ce ne sont pas des gens de rien, ce sont des gens réduits à rien et ils en prennent conscience. Et ils ont un pro­jet : ins­tau­rer la pré­émi­nence de la digni­té humaine en bri­sant le sys­tème de pro­fit qui dévaste la vie et la pla­nète. (...)

Curieuse alter­na­tive qu’avoir à choi­sir soit l’appartenance à une enti­té géo­gra­phique, soit l’errance de l’exilé. Pour ma part, ma patrie c’est la Terre. M’identifier à l’être humain en deve­nir — ce que je m’efforce d’être — me dis­pense de ver­ser dans le natio­na­lisme, le régio­na­lisme, le com­mu­nau­ta­risme eth­nique, reli­gieux, idéo­lo­gique, de suc­com­ber à ces pré­ju­gés archaïques et mor­bides que per­pé­tue la robo­ti­sa­tion tra­di­tion­nelle des com­por­te­ments. Vous invo­quez l’internationalisme mafieux de la mon­dia­li­sa­tion. Je mise sur une inter­na­tio­nale du genre humain et j’ai sous les yeux la per­ti­na­ci­té d’une insur­rec­tion paci­fique qui la concré­tise. (...)

Sauver les acquis sociaux ? Ils sont déjà per­dus. Trains, écoles, hôpi­taux, retraites sont pous­sés à la casse par le bull­do­zer de l’État. La liqui­da­tion conti­nue. La machine du pro­fit, dont l’État n’est qu’un banal engre­nage, ne fera pas marche arrière. Les condi­tions idéales seraient pour lui d’entretenir une atmo­sphère de guerre civile, de quoi effrayer les esprits et ren­ta­bi­li­ser le chaos. Les mains de l’État ne mani­pulent que l’argent, la matraque et le men­songe. Comment ne pas faire plu­tôt confiance aux mains qui dans les car­re­fours, les mai­sons du peuple, les assem­blées de démo­cra­tie directe, s’activent à la recons­truc­tion du bien public ? (...)

Vous vous êtes dit favo­rable à une « allo­ca­tion men­suelle » — ce que d’autres appellent le reve­nu de base ou le reve­nu uni­ver­sel. Mais sans État, com­ment l’instituer ?

Le prin­cipe d’accorder à tous et toutes de quoi ne pas som­brer sous le seuil de la misère par­tait d’une bonne inten­tion. Je l’ai aban­don­né devant l’évidence. C’était là s’illusionner sur l’intelligence qui à l’époque n’avait pas déser­té la tête des gou­ver­nants. Un cer­tain Tobin avait pro­po­sé d’effectuer sur la bulle finan­cière, mena­cée d’apoplexie, une ponc­tion salu­taire de quelque 0,001 % qui eût per­mis d’éviter l’implosion finan­cière et d’investir le mon­tant de la taxe dans la pré­ser­va­tion des acquis sociaux. Le décer­ve­lage accé­lé­ré des « élites » éta­tiques exclut désor­mais une mesure que, au reste, les der­niers rési­dus du socia­lisme n’avaient pas osé adop­ter. L’État n’est plus désor­mais qu’un Leviathan réduit à la fonc­tion grand-gui­gno­lesque de gen­darme. Tout reprend racine à la base. C’est là que nous allons apprendre à nous pré­mu­nir contre les retom­bées de la grande Baliverne éta­tique et le des­sein de nous entraî­ner dans son effon­dre­ment. Si l’on voit sor­tir de leurs trous tant de socio­logues, de poli­to­logues, de nul­li­tés phi­lo­so­phiques, n’est-ce pas que le bateau coule ? Tout est à rebâ­tir, voire à réin­ven­ter (...)

N’est-ce pas à nous de réin­ven­ter une mon­naie d’échange et une banque soli­daire qui, en pré­pa­rant la dis­pa­ri­tion de l’argent, per­met­traient d’assurer à cha­cune et à cha­cun un mini­mum vital ? (...)

La belle vic­toire que de faire trem­bler un tech­no­crate qui a le cer­veau d’un tiroir-caisse ! L’État n’a rien cédé, il ne le peut, il ne le veut. Sa seule réac­tion a consis­té à sur­éva­luer les vio­lences, à recou­rir au matra­quage phy­sique et média­tique pour détour­ner l’attention des véri­tables cas­seurs, ceux qui ruinent le bien public. Comme je l’ai dit, les bris de vitrines, si chers aux jour­na­listes, sont l’expression d’une colère aveugle. La colère se jus­ti­fie, l’aveuglement non ! La valse à mille temps des pavés et des lacry­mo­gènes fait du sur-place. Les ins­tances gou­ver­ne­men­tales y trouvent leur compte. Ce qui va l’emporter c’est le déve­lop­pe­ment de la conscience humaine, c’est la réso­lu­tion de plus en plus ferme, mal­gré la las­si­tude et les doutes comp­ta­bi­li­sés par la peur et par la veu­le­rie média­tiques. La puis­sance de cette déter­mi­na­tion ne ces­se­ra de s’accroître parce qu’elle ne se sou­cie ni de vic­toire ni de défaite. Parce que, sans chefs ni repré­sen­tants récu­pé­ra­teurs, elle est là et assume à elle seule — et pour toutes et tous — la liber­té d’accéder à une vie authen­tique. Soyez-en assu­rés : la démo­cra­tie est dans la rue, pas dans les urnes. (...)

Nous nous ache­mi­nons vers un style de vie fon­dé sur une nou­velle alliance avec le milieu natu­rel. C’est dans une telle pers­pec­tive que le sort des bêtes sera abor­dé, non dans un esprit cari­ta­tif ou com­pas­sion­nel mais sous l’angle d’une réha­bi­li­ta­tion : celle de l’animalité qui nous consti­tue et que nous exploi­tons, tor­tu­rons, répri­mons de la même façon que nous mal­trai­tons, répri­mons, mal­trai­tons ces frères infé­rieurs qui sont aus­si nos frères inté­rieurs. (...)

Les seuls espaces infi­nis qui me pas­sionnent sont ceux que l’immensité d’une vie à décou­vrir et à créer ouvre devant nous. On criait hier « À la niche les gla­pis­seurs de rois et de curés ! ». Ce sont les mêmes, aujourd’hui recon­ver­tis. À la niche les gla­pis­seurs de mar­ché !