
« Nous sommes les co-auteurs de ce paria sophistiqué, chrétien et vaudou, à cheval entre la Guinée et Manhattan, nationaliste et nomade, pré-moderne et post-moderne, mystique et ficelle, où la mort est banale et la vie plus intense », écrit Régis Debray à propos d’Haïti.
Vous écrivez que, pour la France, Haïti est une histoire oubliée, un grand refoulé. Pourquoi ?
Oui, ce n’est pas une lacune, c’est une rature. Ce n’est même pas une mauvaise conscience, c’est pas de conscience du tout. Haïti, c’est la face noire du siècle des Lumières, et cela, les Français n’aiment pas qu’on le leur rappelle. Nos intellectuels ignorent Haïti et nos politiques aussi. Ils ignorent, par exemple, que l’armateur d’un brick négrier de Nantes, vers 1780, avait appelé son bateau « Le Contrat social ». C’était un rousseauiste esclavagiste...
...Depuis le tremblement de terre, on le voit bien, ce sont les Etats-Unis qui sont aux commandes. On retombe dans un cercle vicieux, c’est le blanc qui décide. Moi, je crois urgent de mettre sur pied un gouvernement national haïtien qui soit un interlocuteur fort...
...C’est un pays totalement paradoxal. Vous avez là l’intelligentsia la plus brillante d’Amérique latine et 80% d’analphabètes. Vous avez cette coupure entre créolophones et francophones et, surtout, cette coupure entre « le pays du dehors », dont parlait si bien l’anthropologue Gérard Barthélemy, c’est-à-dire une paysannerie qui a toujours vu l’Etat comme son ennemi, et puis de l’autre côté, les « grands mangeurs », 2% de la population en cheville avec les Américains. Donc il n’y a pas de nation. On a bricolé un Etat mais il n’y a pas d’état civil et il n’y a pas de cadastre !...
...C’est l’Eglise qui a pris en charge l’éducation, la santé, l’état civil, un peu comme dans la France de l’Ancien Régime. Cette Eglise, après Vatican II, a développé des milieux très progressistes en son sein. Puis elle a été déstabilisée par l’arrivée des sectes américaines. On a maintenant 1.400 Eglises, la plupart sont des sectes d’origine anglo-saxonne....
...Ce pays a détruit ses bases productives, son système de plantations en se libérant de l’esclavage. Ce pays a dû vivre sur lui-même jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il n’a pas procédé à l’accumulation primitive du capital. Bref, il a été trop visionnaire avec Toussaint Louverture, il a assumé un trop grand rôle – la troisième grande révolution après l’Amérique et la France ! –, sa vision politique était trop en avance.