
Ce qui devrait en toute logique être un choix de société, issu d’un consensus démocratique, est désormais du ressort de l’individu, seul à même de prendre les mesures qui s’imposent pour essayer de se soustraire à l’emprise de « l’œil qui voit tout ». Le privilège d’être « relié » par l’intermédiaire de Facebook vaut-il que l’on renonce à sa vie privée pour ce qu’Eben Moglen, professeur de droit à l’université de Columbia, décrit comme « une poignée de gadgets PHP », incitant développeurs et utilisateurs à adopter une stratégie antiFacebook ? Mais quelle attitude adopter ? Rejoindre le mouvement Europe v. Facebook et envoyer une requête à la société pour montrer que votre vie privée vous importe ? Partir chez la concurrence ?
(...) le succès et l’intérêt suscité par les offres alternatives prouvent qu’il existe un marché pour d’autres réseaux sociaux, plus respectueux de l’intimité de leurs usagers. (...)
Rien, dans l’architecture de Facebook – et a fortiori la plupart des jeux « sociaux » qu’il héberge, comme ceux de Zynga – n’est laissé au hasard.
Le principe « créatif » s’efface totalement derrière une vaste boîte à outils de techniques de conditionnement développées depuis plus d’un siècle. Les ressorts de la psychologie sociale, les mécanismes de récompense et de gratification, sont exploités ouvertement par la quasi-totalité des communicants de toutes sortes. A une ère où le neuro-advertising règne en maître, et où plus un publicitaire ne cherche à « convaincre » sa cible, mais au contraire à l’« engager », en jouant sur des ressorts viscéraux et inconscients, le réseau social est un véritable eldorado. (...)
Ce qui n’était peut-être qu’un combat d’arrière-garde, perdu d’avance, il y a une décennie, ne mérite-t-il pas d’être réexaminé à la lueur transformatrice des réseaux sociaux ? Mises en évidence par Pavlov chez l’animal, puis raffinées pour être appliquées à l’homme par des spécialistes de la « transformation humaine et sociale » comme Edward Bernays, B.F. Skinner ou Kurt Lewin, ces techniques ont inspiré la structure même de Facebook, façonnant sa dimension addictive par un recours savant aux mécanismes de récompense communs à la plupart des individus, encourageant la pression sociale exercée sur les « outsiders » par autant de petits signaux, de petits « gadgets PHP », qui rythment l’expérience de l’adepte de Facebook.
Mais même si de telles considérations semblent bien accessoires et sans conséquence à la plupart des usagers, il n’en est rien.
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Les réseaux sociaux fournissent ainsi un moyen d’action directe sur l’usager, mais surtout un moyen d’observation, instantané et à une échelle dantesque, de dynamiques sociales et individuelles très complexes. (...)
Autrement dit, Facebook et consorts sont également des laboratoires géants, évolutifs, opérés par des gens qui pourraient être tout sauf désintéressés. Les usagers seraient alors autant de sujets d’étude passés au microscope, permettant d’en tirer des observations toujours plus précises sur ce qui fait « tilter » un individu ou un groupe. (...)
Loin d’être le « grand égalisateur » dont on chantait les louanges, loin de mettre les « puissants » au niveau, ou en contact direct avec les « petits », la double dynamique observation/influence au cœur des réseaux sociaux risque de ne faire que creuser le gouffre entre les « observés » et les « observants », magnifiant l’écart des rapports de force et fournissant aux « puissants » des outils de mesure et d’action dont ils n’auraient pas osé rêver il y a encore une décennie.