
Le procès de l’écrivain italien, jugé pour « diffamation » après avoir traité Giorgia Meloni et Matteo Salvini de « salauds » pour leur gestion de la crise migratoire, se mue en combat pour la liberté d’expression en Italie.
La Camorra napolitaine a juré sa perte. Il est contraint depuis dix-sept ans de vivre sous étroite escorte policière. Malgré cela, il risque trois ans de prison pour avoir critiqué en 2020 Giorgia Meloni, l’actuelle présidente (post-fasciste) du Conseil italien.
Roberto Saviano a en effet rendez-vous le 12 décembre devant le tribunal de Rome pour la deuxième audience du procès pour « diffamation » intenté par la leadeuse de Fratelli d’Italia. Reconnu dans le monde entier depuis la publication en 2006 de son premier livre, Gomorra, l’écrivain intervient régulièrement dans la presse ou à la télévision pour dénoncer l’emprise de la criminalité organisée mais aussi pour prendre position en défense des migrants ou des plus démunis.
Alors que nombre d’intellectuels italiens ont déserté le débat public, Roberto Saviano n’hésite pas, malgré les critiques, à s’engager constamment contre l’extrême droite dont il est devenu l’une des bêtes noires (...)
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(...) Oui, je confirme les nouvelles. Je serai jugé. Je serai jugé pour avoir qualifié le ministre de l’Intérieur de “ministre de la Mala Vita” ». C’est dans une tribune à la Repubblica, dans sa verve caractéristique, que l’auteur mondialement connu de Gomorra a confirmé l’action en justice intentée à son encontre par le pouvoir italien et plus particulièrement par Matteo Salvini.
L’affaire remonte à loin. Cela faisait en effet plusieurs mois qu’une épée de Damoclès pendait au-dessus de la tête de l’écrivain. Depuis très exactement le 19 juillet, date à laquelle le ministre italien de l’intérieur, chef de file de la formation d’extrême droite La Ligue, avait annoncé son intention de porter plainte pour diffamation contre Roberto Saviano. C’est désormais un long combat judiciaire qui commence pour l’écrivain. Un combat pour la liberté d’expression mais également pour la persistance, coûte-que-coûte, d’une certaine idée de l’Italie : ouverte sur le monde, défenderesse des valeurs démocratiques, qui ne cède pas aux tentations populistes et à lente marche vers le pire. Dès l’annonce du procès, l’opposition italienne s’est empressée de marquer son soutien à l’homme de lettres. En ligne et notamment sur les réseaux sociaux, un vaste mouvement est né, via le hashtag #IOSTOCONSAVIANO (Je suis avec Saviano, ndlr). Les tweets en faveur de l’écrivain affluent désormais par centaines (...)
Une guerre des mots dépassant largement le domaine théorique tant elle porte en elle les termes d’un débat pratique qui hante désormais chaque citoyen européen à deux mois d’élections cruciales pour le continent. S’agira-t-il de poursuivre l’exigeante construction supranationale ou bien de se vautrer dans les mirages du Brexit, du Frexit et de l’Italeave ? Serons-nous capables de défendre les valeurs cardinales de nos démocraties ou bien choisirons-nous le clientélisme et le resurgissement des vielles antiennes populistes ? Ne nous y trompons pas : ces questions-là se poseront désormais sans cesse, de Londres à Berlin et jusque devant les cours de justice transalpines.
Deux camps s’opposent ainsi. A ma gauche, Roberto Saviano. A force de courage et d’engagement, l’écrivain et journaliste, dont le roman-enquête Gomorra a impacté l’Italie et le monde, s’est mué en héraut du progressisme dans une Italie à la dérive. L’homme de lettres est ainsi devenu le premier opposant au gouvernement actuel et une importante figure de la lutte contre la politique anti-migratoire haineuse de Salvini. Face à lui, à l’extrême-droite de l’échiquier politique, Matteo Salvini, volubile ministre de l’intérieur italien usant et abusant de rhétorique populiste. Soutien affiché du Rassemblement National et admirateur de Trump, de Bolsonaro et de Poutine… S’affrontent ici deux Italies aux antipodes. Deux visions du monde qui, lorsqu’elles se confrontent au réel, font des étincelles.
Malgré les représailles constantes, le torrent de haine sciemment déversé sur l’écrivain de la part des trolls proches du pouvoir, les dizaines d’articles à charge publiés par la presse réactionnaire et des menaces de plus en plus précises sur Saviano et son entourage (nous y reviendrons plus loin)… ce dernier ne se laisse pas intimider. Mieux, il émerge aujourd’hui comme une icône de la gauche italienne.
Épisode 1 – Critique de la politique migratoire de Salvini (...)
Saviano vs Salvini, c’est un combat de longue date. Engagé pour une gestion humaine de la question migratoire, l’auteur de Gomorra a très vite pris position contre la dérive populiste de son pays et les saillies anti-étrangers de Salvini. Une voix portant loin alors même que la gauche locale, minée par des querelles internes, peinait à faire entendre sa position humaniste.
Dans les médias et sur les réseaux sociaux, l’écrivain s’insurge contre la très dure politique de Salvini, et oppose cet emballement à solder la question migratoire au manque d’empressement flagrant de la Ligue quand il s’agit de rembourser ses dettes judiciaires ou encore de rejeter certains soutiens douteux dans le Sud. Face aux déclarations fracassantes et aux promesses intenables de Salvini, les mots de l’écrivain racontent par le menu le calvaire des migrants traversant le continent africain puis la mer Méditerranée pour venir en Europe. (...)
Épisode 2 – Menace de retrait de la protection policière de l’écrivain et procès (...)
« Les autorités compétentes évalueront les risques que court Roberto Saviano. Il est normal de savoir comment est dépensé l’argent des Italiens. D’ailleurs, j’envoie un bisou à Saviano. » lâchait le ministre, avec légèreté. La réponse ne s’est pas faite attendre… Dans une vidéo devenue virale, Roberto Saviano déclare :
"Selon toi Matteo Salvini, je suis content de vivre comme ça depuis onze ans ? J’ai une escorte depuis l’âge de 26 ans. Tu penses pouvoir me menacer, m’intimider ? Au cours des dernières années, j’ai subi une énorme pression, celle du clan des Casalesi et des narcos mexicains. J’ai plus peur de vivre comme cela que de mourir comme cela. Alors tu crois que je peux avoir peur de toi ? Bouffon ! " (...)
Sans doute agacé par la popularité du hashtag « Rendez l’argent » (relatif au financement douteux de campagne de la Ligue) et, surtout, du hashtag #Ministrodellamalavita sur les réseaux sociaux, Salvini a porté plainte contre l’écrivain. Réaction de Saviano : « Le ministre de la Mala Vita s’est décidé à porter plainte […]. Je ne m’arrêterai pas devant un pouvoir qui a peur des voix critiques. Au tribunal, Salvini sera appelé à dire la vérité, une expérience nouvelle pour lui. »
Épisode 3 – Défendre l’exemple Riace
Les semaines passent et le contentieux entre les deux hommes s’aggrave. Outre la situation des migrants en mer, la passe d’armes va également se cristalliser autour du village calabrais de Riace. L’affaire remonte au mois d’octobre dernier. Fidèle à ses engagements, Roberto Saviano s’y rend alors, en qualité de témoin et de porte-voix. Depuis la fin des années 1990, la bourgade fait en effet figure de modèle. Il a plusieurs années, son maire de gauche, Domenico Lucano, a commencé par y accueillir une centaine de Kurdes dont l’embarcation s’était échouée sur une plage à proximité. Commence alors une expérience étonnamment fructueuse. Sans tarder, la venue de cette nouvelle population va redynamiser le petit village au point de le sauver de la disparition (...)
Épisode 4 – Mafia et presse populiste aux trousses
L’épisode 4 de cette triste série commence alors… Puisqu’il utilise ses mots, son nom et sa réputation pour dénoncer les dérives du pouvoir italien, Roberto Saviano se trouve menacé. Le voilà propulsé « opposant numéro 1 » à Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur, vice-Président du conseil et patron de l’extrême droite transalpine. Le face-à-face est rude et tous les moyens pour intimider l’homme de lettres sont employés. Y compris le déboulonnage dans la presse… Depuis la rentrée, une série d’articles, de tribunes et d’« enquêtes » portant sur sa vie privée plutôt que sur la production littéraire de Saviano paraissent ainsi à intervalles réguliers. Et tout est bon pour le faire tomber. (...)
Episode 5 – Saviano au secours des naufragés des navires Sea Watch et Sea Eye
Les derniers mois ont offert une série de retournements spectaculaires, pareils à des gifles symboliques assénées à la face du ministre Salvini. A Palerme, Naples, Florence et Parme, faisant fi des appartenances partisanes, plusieurs maires se sont associés pour lancer une fronde contre le décret anti-immigration imaginé par le ministre de l’intérieur italien et adopté le 28 novembre dernier. (...)
La manœuvre des maires italiens se concentre alors sur deux objectifs : dénoncer le « caractère inconstitutionnel » de la loi anti-immigration et faire vaciller un pouvoir qui outrepasse ses attributions. Pendant ce temps, Saviano avait publié une vidéo alertant sur la situation critique de 49 migrants, dont des enfants en bas âge, bloqués de longs jours sur deux navires allemands. « Cela fait maintenant 14 jours qu’ils sont laissés à l’abandon en mer. Un nouveau record de la honte », affirmait sur Twitter un collectif d’associations humanitaires et de défense des droits de l’homme. « Arrêtez de faire le clown sur la peau des gens, ouvrez les ports » renchérissait, quant à lui, Roberto Saviano dans son adresse postée sur les réseaux sociaux. La voix grave, l’auteur avertissait ensuite quant au sort des naufragés du Sea Watch et du Sea Eye : « Ces personnes seraient mortes si leurs navires n’avaient pas été en garnison pour sauver des vies. […] Agissez comme un homme : faites débarquer ces gens ! ». L’appel à Matteo Salvini dénonçait sa « propagande sur 49 innocents » et a suscité des milliers de réactions.
A la fois lanceur d’alerte et formidable caisse de résonance à l’influence planétaire, Saviano poursuit ainsi son œuvre de conscience morale dans un pays souvent tenté par la dérive populiste. Son courage est en passe de devenir contagieux… Comme une brèche fissurant la politique d’intransigeance fermeté de Salvini, la radio RFI avait annoncé il y a quelques semaines que plusieurs villes, parmi lesquelles Naples, avaient déjà proposé d’accueillir les migrants partis de Libye. Cette victoire symbolique de Saviano se paie aujourd’hui cher. C’est désormais devant un juge qu’il devra expliquer l’évidence : la responsabilité civile qu’ont les intellectuels face à la dérive populiste. Tandis que le gouvernement italien tourmente l’écrivain, plus que jamais, La Règle du jeu, son directeur Bernard-Henri Lévy et son comité éditorial clament haut et fort : #IOSTOCONSAVIANO.
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Dans Gomorra, publié en mars 2006 (traduit en français en octobre 2007), Roberto Saviano explore Naples et la Campanie dominées par la criminalité organisée, sur fond de guerres entre clans rivaux et de trafics en tout genre : contrefaçon, armes, drogue et déchets toxiques. Le livre est aussi une profonde enquête sociologique sur la population napolitaine vivant au cœur des milieux mafieux.
Saviano y révèle également l’étendue des activités de la Camorra en Espagne. Dans une interview au quotidien espagnol El País, Roberto Saviano explique que le clan Nuvoletta, Michele Zaza et d’autres membres de la Camorra recyclent massivement leurs gains illicites dans l’industrie touristique andalouse, acquérant ainsi hôtels, restaurants et night-clubs5.
Saviano affirme par ailleurs que la Camorra aurait pris le contrôle des importations en Europe de cocaïne colombienne par des filières installées à Madrid et Barcelone. De plus, selon lui l’Espagne serait « envahie par l’argent de la Camorra », mais la « classe politique locale n’en aurait pas encore pris conscience ».
En 2006, à la suite du succès de son récit documentaire Gomorra, très accusateur à l’égard des activités de la Camorra, il est victime de menaces de mort6,7, confirmées par des déclarations de camorristes collaborant avec la justice, et des informations révélant le projet du clan Casalesi de l’assassiner. Roberto Saviano vit sous protection policière depuis le 13 octobre 20061,8. En 2021, il relate dans la bande dessinée Je suis toujours vivant sa « vie de paria » liée aux menaces dont il est l’objet8.
En 2009, Gomorra, traduit dans 42 pays, a été vendu à plus de quatre millions d’exemplaires à travers le monde9.
Une œuvre théâtrale a été tirée de l’ouvrage Gomorra. Cette adaptation a été écrite par Saviano avec Mario Gelardi. Le livre a également été adapté au cinéma en 2008 puis à la télévision en 201410. (...)