
Les « travailleurs détachés » — qui viennent de Pologne, d’Espagne, de Roumanie... — fournissent une grande part de la main d’œuvre dans les campagnes françaises. Ce statut vulnérable et précaire permet de nombreux abus, dont sont notamment victimes les femmes, que certaines ont courageusement décidé de dénoncer.
Pour Yasmine, la date de son arrivée en France est facile à retenir : « C’était le 31 décembre 2011 », se souvient-elle. Une nouvelle année pour un nouveau départ, espérait-elle avec son amie K. – qui préfère reste anonyme. D’origine marocaine, vivant en Espagne depuis leur enfance, elles travaillaient comme vendeuses dans le prêt-à-porter, avant que la crise ne les mette au chômage. Elles pensaient venir en France pour un an. « Nous avons souscrit un contrat avec l’entreprise Laboral Terra, pour travailler dans l’agriculture, dans l’emballage de fruits et légumes », raconte Yasmine. Travailler dur, certes, mais aussi gagner un salaire en conséquence, plus élevé en France qu’en Espagne. Elles ne se sont pas méfiées. « Nous nous sommes dit, c’est l’Europe ! Mais dès notre arrivée en France, à Avignon, le calvaire a commencé », poursuit-elle. Un calvaire qu’elle raconte désormais le regard haut et déterminé, pour dénoncer, en espérant que cela l’évitera à d’autres.
Huit ans plus tard, elles sont toujours en France, et attendent le procès de leurs anciens employeurs aux prud’hommes, peut-être même au pénal. De 2012 à 2017, les cinq années où elles ont vécues en tant que travailleuses détachées, K. les appelle « mes années noires en France », dit-elle, la gorge serrée. « Je laisse parler Yasmine, pour moi c’est trop douloureux. » Cinq ans pendant lesquels elles disent n’avoir cessé de se demander : « On est en France, pays des droits de l’Homme. Est-il possible que tout cela nous arrive ici ? » (...)
Les deux femmes sont ainsi devenues de la main d’œuvre malléable, promenées d’entreprise en entreprise, sans qu’elles ne sachent jamais combien de temps elles allaient travailler, ni combien elles pourraient gagner. « On pensait qu’on avait un contrat de 8 mois, puis finalement on nous appelait et on nous disait “tu ne viens pas demain”,parce que la société française avait changé d’avis », se rappelle Yasmine. La paye n’a pas été non plus à la hauteur de leurs espérances. « On était payé sept euros de l’heure tout inclus, avec les heures supplémentaires et les congés payés », décrit Yasmine. « Certains mois on gagnait 300 ou 400 euros, d’autres fois c’était 1.400 euros pour 260 heures de travail. On pouvait ainsi descendre à 4 euros de l’heure. » Pourtant, la directive sur les travailleurs détachés prévoit un salaire minimum égal à celui du pays d’accueil (10,03 euros bruts de l’heure en France), le respect des périodes maximales de travail (48 heures par semaine soit un peu plus de 200 heures par mois en France), et le paiement des congés payés. K. ajoute à voix basse quelques détails. « Une fois dans une entreprise, on travaillait depuis le matin jusqu’à 21 heures, on n’avait qu’une seule pause pour aller aux toilettes. Et quand on faisait les salades, elles étaient mouillées, on était dans le froid, même nos sous-vêtements étaient trempés sans que l’on puisse se sécher, se changer. » Elle décrit aussi les charges lourdes, les cagettes à porter, les gestes répétitifs à effectuer, qui lui ont cassé le dos en quelques années.
« Les responsables nous disaient qu’il fallait qu’on accepte de donner notre corps »
Humiliation encore pire, « les responsables de sociétés espagnoles et françaises nous disaient qu’il fallait que l’on accepte de donner notre corps pour continuer à travailler, dénonce Yasmine, les poings serrés, secouant la tête comme pour dire non. On avait des propositions pour venir manger ou passer la nuit chez eux. Une fois, dans une société d’emballage, le responsable de la société espagnole était en visite. Le directeur français était là. Devant tout le monde, il a commencé à me toucher, m’embrasser de force. J’ai refusé, demandé à ce qu’il me laisse tranquille. Tout le monde a rigolé. Comme si c’était normal ! » (...)
« Mais on n’avait pas de couverture maladie, pas d’accès au médecin. En 2016, dans une entreprise, j’ai commencé à demander pourquoi on ne pouvait pas se faire soigner, pourquoi on n’était pas payés comme tout le monde en France, j’ai réclamé des droits. Le midi, dans les toilettes, une femme m’a frappée et laissée à terre. Ils ont refusé d’appeler les gendarmes. » (...)
Finalement, elles ont tenu, malgré la peur et les menaces, jusqu’à ce que K. obtienne la nationalité espagnole. « Elle était sauvée, moi j’étais malade et mon état était grave. » En 2017, Yasmine a décidé de briser le silence qui les enfermait. Elles ont croisé sur leur chemin la CGT, des associations d’aide aux travailleurs migrants, ou encore la Confédération paysanne. Les deux femmes, ainsi que trois autres travailleurs détachés, ont décidé en 2017 d’attaquer aux prud’hommes Laboral Terra, mais aussi les entreprises françaises qui avait fait appel à ses services (notamment Vilhet Fruit, QualiPrim, Hmong Distribution, Les Jardins Bio de Martine, Gaec Durance Alpilles, Coccolo, Le Clos des Herbes et Mehadrin Services, d’après la Confédération paysanne). Ils demandent la requalification de leur contrat en CDI et plusieurs milliers d’euros d’indemnités et d’heures supplémentaires non payées. Elles ont aussi déposé plainte contre eux au pénal, « pour conditions de travail indigne, travail dissimulé, mais aussi harcèlement moral et sexuel », détaille leur avocat maître Yann Prévost. « Pour nous, il s’agit de traite d’êtres humains, ce qualificatif colle très bien au système de Laboral Terra. L’enjeu est d’obtenir une indemnisation, mais est aussi juridique, en faisant condamner non seulement Laboral Terra mais également les entreprises utilisatrices de sa main-d’œuvre. » (...)
Si les travailleurs — migrants et détachés — qui vont en justice sont rares, les abus, eux, le sont beaucoup moins, au point que la « lutte contre les fraudes au détachement » était l’une des priorités de l’inspection du travail en 2019. (...)
« Les formalités encadrant le détachement, mais aussi les règles de rémunération, de durée du travail, de conditions de travail et d’hébergement sont insuffisamment respectées, quand il ne s’agit pas de fraude délibérée et de faux détachement », indiquait également l’inspection du travail, regrettant « des salariés privés de leurs droits ». Portugais, Polonais, Allemands, Roumains sont les plus présents parmi les travailleurs détachés, mais ils peuvent aussi venir du Maghreb ou d’Amérique latine. (...)
Une enquête porte plus spécifiquement sur la mort d’Elio Maldonado, un Équatorien décédé de déshydratation. « Il travaillait dans une serre et ne pouvait pas boire », précise Yasmine, qui suit l’affaire. « Nous aussi cela nous est arrivé, la société française ne nous laissait ni aller aux toilettes, ni boire. »
« On balaye le code du travail et le respect des droits sociaux sous prétexte qu’ils ont franchi une frontière », dénonce Jean-Yves Constantin, du Codetras (Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture des Bouches-du-Rhône), présent au rassemblement de soutien à Yasmine et aux autres plaignants, le 10 décembre dernier à Arles. (...)
« Les producteurs sont soumis aux règles du marché de l’export, et doivent fournir de la marchandise à prix bas. On en a parlé devant la chambre d’agriculture, qui nous a répondu que le problème est qu’ils ne trouvent pas de salariés en agriculture. » (...)
Le procès aux prud’hommes qui aurait dû avoir lieu le 10 décembre aurait pu permettre d’y voir plus clair, mais il a finalement été reporté au 12 mai. « Comme par hasard ils avaient oublié de signaler que l’entreprise espagnole est en redressement judiciaire, cela permet de faire durer afin que les gens se découragent », souligne Jean-Yves Constantin du Codetras, présent à l’audience. Pour Yasmine, ce n’est que partie remise. À 37 ans, elle est plus que tout déterminée à obtenir justice. « Ils m’ont volé ma jeunesse, ma santé. Il me reste quelques années avant que la maladie ne me paralyse. J’espère juste que le procès sera terminé avant. »