
« La guerre obligée » : la une de l’hebdomadaire italien Panorama, propriété de Silvio Berlusconi, claque comme un avis de mobilisation générale. C’est de la Libye qu’il s’agit, juste de l’autre côté de la Méditerranée, et des djihadistes qui y prennent pied et profèrent des menaces en direction de... Rome !
En France, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a évoqué dès septembre la nécessité pour la France d’« agir en Libye », avant de mettre la pédale douce sur de telles déclarations.
Mais le sujet n’est pas enterré : dans Les Echos, le 20 février, Dominique Moïsi, de l’Institut français des relations internationales (Ifri), appelait de ses vœux une telle intervention et plus généralement un « réarmement » de l’Europe (« Libye, Ukraine, Moyen-Orient : Européens, réveillez-vous ») :
« Faut-il réintervenir en Libye, trois ans après y avoir renversé le régime du colonel Kadhafi ? La réponse est sans doute “oui”. Aujourd’hui, il y a urgence, la menace se rapproche dangereusement de l’Europe et nous ne pouvons nous permettre d’échouer à nouveau dans notre tentative de concilier volonté de changement et désir d’ordre et de stabilité. »
Avant de se précipiter, la fleur au fusil, dans une nouvelle guerre du désert, plongeons dans les données de ce conflit un temps sorti de nos écrans radar, mais qui prend désormais des proportions inquiétantes à nos portes. (...)
En 2011, l’heure était à la fête, aux « merci la France », « merci Sarkozy », d’une Libye débarrassée de son tyran.
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Mais « l’espoir raisonnable » dont parlait BHL a laissé la place au cauchemar, pour les Libyens d’abord, tandis que l’intérêt du reste du monde s’estompait pour laisser la place à une grande indifférence. BHL lui-même, devenu persona non grata à Tripoli, a cessé de s’exprimer sur le pays qu’il avait contribué à « libérer ».
Des acteurs de la révolution de 2011, il n’en reste plus beaucoup, cédant la place au règne des milices, de la division, de la guerre.
Après trois ans de conflit, et bien plus de victimes que n’en avait faites la guerre pour se débarrasser de Kadhafi, la Libye a pris l’allure d’un puzzle, partagée en zones d’influence rivales.
Accrochez-vous : la Libye est divisée principalement entre :
- un gouvernement et un Parlement basés près de Tobrouk, dans l’est du pays, depuis qu’ils ont été chassés de la capitale. Ils sont issus des dernières élections légales et bénéficient de la reconnaissance internationale ;
- un gouvernement basé à Tripoli, la capitale, soutenu par la coalition de milices islamistes Aube de la Libye ;
- une zone dans le sud du pays, contrôlée les miliciens toubous ;
- une zone dans le sud-ouest du pays, contrôlée par les miliciens touaregs.
Et, désormais, les combattants affiliés à l’Etat islamique autoproclamé, principalement implantés à Derna, fief djihadiste dans l’est de la Libye, mais désormais aussi présents à Benghazi et plus à l’ouest, à Syrte. (...)
Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à Tripoli, auteur de l’ouvrage « Au cœur de la Libye de Kadhafi », qui porte un jugement sévère sur l’intervention occidentale de 2011, fait le diagnostic suivant dans L’Express :
« Aujourd’hui, la Libye est un pays fracturé, où les habitants se replient sur leur identité primaire, le village, la tribu. On est dans une spirale autodestructrice, celle de la guerre de tous contre tous. Daech a réussi à s’inscrire dans ce désordre, même s’il n’est qu’une petite fraction de la multitude de groupes locaux. »
Dans ce jeu d’alliances tribales et politiques, l’émissaire des Nations unies, Bernardino Leon, tente de rapprocher les deux gouvernements rivaux, premier pas vers une stabilisation de la situation. Un espoir mince à ce stade. (...)
Le conflit libyen peut-il s’internationaliser avec l’émergence de djihadistes ralliés au drapeau noir de l’Etat islamique ?
Ces derniers ont eux-mêmes choisi de défier l’Europe, et en particulier l’Italie, le territoire européen le plus proche de la Libye, et aussi son ancienne puissance coloniale.
« Nous arrivons, ô Rome »
Dans un texte lyrique publié la semaine dernière sur une plateforme djihadiste, un partisan de l’EI s’en est pris directement à l’Italie et, au passage, à François Hollande, qualifié d’« idiot » :
« Sachez que nous arrivons, ô Rome. Il n’y a rien entre nous et vous, hormis cette mer étroite. Notre Prophète nous a promis que nous conquerrons Rome, avec l’aide d’Allah. Alors maintenant, il ne vous reste qu’à attendre votre destin inexorable. […]
Méfiez-vous de l’idiot appelé [François] Hollande, de peur qu’il ne vous séduise et vous entraîne dans une guerre sur notre sol. Ne te laisse pas entraîner, Italie, car le sol de la Libye est fait de sables mouvants et nous vous noierons dans ses déserts, ô adorateurs de la croix. »
Ce texte, ainsi que le hashtag (mot-clé) créé sur Twitter #We-Are-Coming-O-Rome, ont été tournés en dérision par les internautes italiens, mettant en avant les embouteillages aux alentours de la capitale italienne... (...)
le chaos libyen ne peut laisser l’Italie indifférente, pas plus que les menaces de l’EI qui alimentent le courant de l’opinion italienne sensible au concept de « conflit de civilisation ».
Entre l’Egypte qui est prête à en découdre, et l’Italie qui débat d’une intervention, la guerre en Libye est-elle devenue « obligée » comme le titre le magazine Panorama ? (...)
Faire la guerre en Libye, mais avec quel objectif ? Le bilan des interventions occidentales dans le monde arabo-musulman depuis bientôt deux décennies est tellement désastreux qu’il vaut mieux se poser la question avant de faire chauffer les Rafale...
Certes, la menace djihadiste est croissante, et la perspective d’avoir une « filiale » du Califat de l’émir Bagdadi de l’autre côté de la Méditerranée n’est pas une perspective attirante. A voir l’attrait pour le djihad en Syrie, on imagine ce que représenterait son pouvoir d’attraction si près de l’Europe...
Mais l’expérience de 2011 montre que l’absence de réflexion sur l’après-Kadhafi a généré un chaos encore plus meurtrier, plus déstabilisant dans toute la région (la guerre au Mali en est un « produit dérivé »).
Qu’elle soit régionale avec l’Egypte en tête, ou internationale avec l’Italie et un mandat de l’ONU, une guerre en Libye ne règlerait aucun des problèmes actuels de ce pays. Même la restauration de l’autorité du gouvernement reconnu par la communauté internationale, celui de Tobrouk, ne règlerait rien : sa légitimité est mince... (...)
Reste les efforts de l’émissaire onusien pour réconcilier les factions et les amener à travailler ensemble...
Pour Patrick Haimzadeh, l’ancien diplomate français à Tripoli, une intervention militaire n’est pas la solution. Elle ne servirait qu’à « rendre encore plus complexe la situation » (...)