
Le dernier numéro de la revue libertaire « L’Envolée » a été interdit dans toutes les prisons de France. Il relate le procès de surveillants condamnés pour « l’homicide involontaire » d’un détenu. La direction de l’administration pénitentiaire, qui juge l’article « diffamatoire », double cette censure d’une annonce de plainte.
Depuis 2001, L’Envolée a sa petite renommée entre les murs malgré son tirage modeste (quelques centaines d’exemplaires, deux à trois fois par an). Cette revue libertaire et anticarcérale, animée par une équipe de bénévoles, publie des courriers de détenus et des analyses très critiques sur l’institution pénitentiaire. Vendu 2 euros dans le commerce, elle est gratuite pour les prisonniers qui souhaitent s’y abonner. (...)
Rarissime, la censure a pour objet un article de six pages, intitulé « Distribution de permis de tuer au tribunal de La Rochelle ». Il s’agit d’un compte-rendu de procès : fin 2021, sept surveillants pénitentiaires étaient jugés pour le décès d’un détenu incarcéré à Saint-Martin-de-Ré, cinq ans plus tôt. Le texte serait « diffamatoire à l’égard de l’administration pénitentiaire » et de ses agents, affirme la note. C’est ce qui permet d’en interdire la distribution en prison.
En parallèle, la pénitentiaire annonce qu’elle dépose plainte pour « diffamation publique » envers une administration. Ni l’équipe de L’Envolée, ni son avocate n’ont reçu confirmation d’une telle démarche à ce jour. (...)
Pour comprendre le contexte de l’interdiction et de la plainte, il faut rappeler l’origine de l’affaire. Le 9 août 2016, Sambaly Diabaté, un détenu de 33 ans souffrant de troubles du comportement, refuse de passer un portique qu’il croit « envoûté ». S’ensuit un affrontement physique au cours duquel il mord un gardien.
Plusieurs surveillants le maîtrisent au sol, le bâillonnent avec une serviette de bain (une pratique interdite depuis 2006), le menottent avec les mains dans le dos et le maintiennent de longues minutes au sol, sur le ventre, avant de le porter à l’horizontale jusque dans une fourgonnette pour le conduire au quartier disciplinaire. Lorsqu’il est enfermé dans la cellule, il est déjà mort, asphyxié.
En janvier 2022, trois des surveillants poursuivis sont condamnés à des peines de 18 mois à deux ans de prison pour homicide involontaire. Ils devront indemniser la famille de Sambaly Diabaté à hauteur de 165 000 euros. Un quatrième est condamné à un an de prison et cinq ans d’interdiction d’exercer pour violences volontaires : un coup de pied dans la tête du détenu alors qu’il est au sol. Les trois autres surveillants, jugés notamment pour non-assistance à personne en danger, sont relaxés. L’affaire Diabaté, suivie par L’Envolée depuis des années, s’avère particulièrement sensible. Au cours de l’enquête, deux surveillants impliqués se sont suicidés. (...)
Le caractère « habituel » et « banal » des violences carcérales
Fidèle à sa ligne éditoriale, héritière du Groupe d’information sur les prisons et du Comité d’action des prisonniers, le journal n’y va pas avec le dos de la cuillère dans sa chronique d’audience.
Sur un ton tantôt satirique, tantôt pamphlétaire, il raille la « toute-puissance des porte-clés », « la fiction d’une justice impartiale », les magistrats qui « somnolent » ou « le numéro de flûte » de la défense. Afin de mieux dénoncer le caractère « habituel » et « banal » des violences carcérales qui ont abouti, dans cette affaire, à la mort d’un homme dans des conditions sordides.
C’est justement cette généralisation du propos qui motive la censure. Dans sa note, le directeur de l’administration pénitentiaire s’arrête sur l’une des thèses développées dans l’article : les gestes qui ont causé la mort de Sambaly Diabaté, interdits mais pratiqués par les gardiens, leur auraient été « enseignés à l’école de la matonnerie de Fleury », où sont formés les agents pénitentiaires.
Pour Laurent Ridel, être accusé d’apprendre à ses recrues des techniques indignes, dangereuses, voire mortelles ne passe pas. Soucieux de défendre « la crédibilité et l’honneur » de ses agents, il dit s’inquiéter du « retentissement important » de telles affirmations auprès des détenus.
Contactée par Mediapart, l’administration pénitentiaire détaille ce qu’elle entend par là (...)
Un recours au tribunal administratif
De son côté, l’équipe de L’Envolée soutient avoir simplement fait état des arguments avancés à l’audience par les surveillants. Selon Pierre, l’un des animateurs du comité éditorial qui a assisté au procès, les prévenus ont affirmé à la barre que les techniques en cause - pliage, transport à l’horizontale, bâillon - étaient encore utilisées dans les prisons françaises malgré leur interdiction, certains en ayant déjà été témoins au cours de leur carrière. « C’était pour eux un argument de défense qui contribue à leur déresponsabilisation », maintient Pierre.
La revue s’apprête à déposer un recours au tribunal administratif de Paris pour tenter de faire suspendre puis annuler l’interdiction. (...)
Une telle mesure d’interdiction, généralisée à l’ensemble des prisons françaises, est rarissime et l’administration pénitentiaire confirme que L’Envolée est la seule publication à en avoir fait les frais ces dernières années.
En janvier 2021, comme l’avait relaté Libération, le numéro 52 de L’Envolée avait été interdit sur les mêmes fondements, en raison d’un dossier sur les morts en prison en partie rédigé par des détenus. La censure s’accompagnait également d’une plainte pour injure et diffamation, dont l’équipe éditoriale se dit « sans nouvelles » depuis.
Quasiment dès sa création en 2001, le journal s’est heurté à la méfiance de l’administration, généralement à l’occasion d’articles dénonçant des violences carcérales. À l’époque, un directeur de l’administration pénitentiaire nommé Didier Lallement - aujourd’hui plus connu pour son passage à la préfecture de police de Paris - invitait les directeurs de prisons à ne pas distribuer L’Envolée aux détenus abonnés. (...)
Les premières plaintes en diffamation sont arrivées plus tard, au mitan des années 2000. La directrice de publication de l’époque, Denise Le Du, est condamnée à quelques amendes. Non sans avoir opéré une prise de judo sur ses adversaires. Au tribunal de Beauvais, le journal fait témoigner des prisonniers à la barre pour qu’ils redisent tout haut ce qu’ils avaient écrit dans les colonnes de L’Envolée : les conditions de détention minables, le manque d’accès aux soins pour les malades du Sida, les plaintes pour violences contre les Équipes régionales d’intervention et de sécurité (les Eris, créées par Didier Lallement).
Pendant la quinzaine d’années suivante, L’Envolée n’a plus subi les foudres de la pénitentiaire : ni interdiction, ni nouvelle plainte. (...)