
Cet extrait propose une synthèse d’observations issues d’enquêtes de terrain menées entre 2003 et 2007 dans plusieurs rédactions, exposées dans les deux premières parties de l’ouvrage et qui en font le principal intérêt. À la vérité, ce résumé ne peut pas être vraiment compris sans les observations qui le fondent. À lire donc. (Acrimed)
Un journalisme du raccourci
Dans les médias (ou les rubriques) destinés à un public large (sur lesquels pèsent des enjeux économiques, politiques et/ou professionnels forts), l’organisation et le déroulement de la collecte des matériaux utiles à la confection des contenus paraissent (…) largement gouvernés par les projets de reportages (validés en amont par les cadres dirigeants des rédactions) et/ou par un simili-genre journalistique du « reportage en banlieue ».
Façonné par la répétition des discours publics et des productions journalistiques sur les quartiers populaires depuis plusieurs décennies, ce quasi-genre constitue une véritable trame discursive. Les commandes des chefs puisent d’ailleurs souvent parmi ces patrons (patterns) d’écriture, plus qu’elles ne les changent. Quand elles existent, les variations dans ces productions sur les quartiers populaires se résument bien souvent à l’introduction de nouvelles thématiques qui ne viennent renouveler les contenus qu’en apparence et à la marge.
Les pratiques de sélection du décor, de réunion des protagonistes, de collecte des discours et de mise en scène des « actions » semblent surtout destinées à mettre en mots et en images la spécificité et l’homogénéité d’un univers supposé distinct, celui des « banlieues ».
Les choix et les procédés des journalistes observés sur le terrain tendent à la fois à écarter les caractéristiques propres aux habitants rencontrés et aux lieux visités (lesquelles attestent de l’hétérogénéité des quartiers populaires), et, dans le même temps, à écarter ce qui conduirait à réinscrire ces habitants dans un espace social plus large (comme les milieux populaires, voire la population du pays, etc.). L’architecture, l’urbanisme, les personnages, les actes et même les opinions glanées par les reporters sont typifiés. (…)
Les projets de reportages définis en amont renferment des compromis éditoriaux qui articulent les logiques économiques et les logiques politiques pesant sur les médias, ainsi que les modèles d’excellence et les principes d’organisation professionnelle propres à chaque rédaction. Or, ce compromis doit être entretenu tout au long de la phase de fabrication hors les murs. (...)
cet art du raccourci relève aussi de la capacité à faire surgir les représentations attendues. Celui-ci contient toujours un impératif de vitesse d’exécution, mais il relève aussi d’une exigence de simplification du monde social. Avec les habitants des quartiers populaires et les acteurs rencontrés sur place, les procédés de raccourcis journalistiques opèrent une réduction des identités sociales pour aboutir à un nombre restreint de figures typifiées (l’imam ; les « jeunes de banlieues » méritants, victimes ou déviants ; l’éducateur ; etc.). Ces pratiques, favorisées par la congruence des logiques économiques, politiques et professionnelles (comme la soumission aux modèles), vont de pair avec une méthode de travail qui relève d’un mode de production à rebours de l’information, laquelle consiste à inscrire, dans les projets de reportages, des conclusions préétablies.
Le recours à un journalisme du raccourci naît donc de la nécessité d’identifier le plus court chemin vers une réalité préconçue. (...)
Les raccourcis journalistiques apparaissent en effet d’autant plus nécessaires à ces professionnels de l’information qu’il s’agit ici pour eux de trouver le plus court chemin pour se déplacer à l’autre extrémité de l’espace social, afin de rendre compte de milieux sociaux qui sont parmi les plus éloignés des leurs.
Les réductions de sens et les typifications n’en sont alors que plus voyantes, mais également plus violentes. (...)
L’assemblage du puzzle médiatique « de la banlieue » relève ensuite de la phase de mise en forme du produit fini (écriture/relecture, montage, diffusion). L’étude de cette ultime étape du processus de production fait apparaître une nouvelle forme de savoir-faire du journaliste-rédacteur, laquelle consiste à réussir la mise en récit des matériaux glanés sur le terrain conformément au projet initial de reportage. Ce stade de finition, où la contrainte des supérieurs peut s’exercer à nouveau directement sur les contenus, constitue la dernière occasion offerte au reporter de s’aligner sur les attendus formulés à l’égard d’un « reportage en banlieue ». C’est là aussi la dernière phase d’ajustement au métier et c’est dans la conformation durable aux attentes, lors de l’écriture finale, que se construisent les places dans les rédactions