
Depuis le début du siècle, émeutes et soulèvements se succèdent partout. Les peuples y disent leur exigence d’égalité, de démocratie, de défense des communs et du vivant. Ces soulèvements sont autant de défaites. Comment rompre ce cycle de l’impuissance politique ? Telle est la question posée par « De l’émeute à la démocratie » qui prolonge des interventions dans Mediapart ces dernières années.
De l’émeute à la démocratie parait cette semaine aux éditions La Dispute. Ce livre est le fruit d’un long travail d’enquête jalonné déjà par quelques autres (1). Il est aussi le fruit d’une expérience militante pluri décennale et d’un constat : le bilan de notre génération est celui d’une succession d’échecs, ceux de toutes les tentatives de réinvention stratégique visant à résister au capitalisme financier : l’altermondialisme, le populisme de gauche, les « socialisme du XXI° siècle » latino-américain... Le pire est maintenant à l’ordre du jour.
Comment puiser dans ces expériences et dans l’inventivité collective des peuples pour fonder la démocratie réelle dont l’humanité a aujourd’hui un besoin vital ? Ce livre propose une lecture de notre expérience à partager et à débattre. En voici l’introduction (La politique n’est plus ce qu’elle était) et des extraits du premier chapitre (Une politique du corps)(11). (...)
L’impasse stratégique semble totale. Nous vivons même un paradoxe hallucinant : la puissance et la radicalité de certaines mobilisations inquiètent la gauche qui ne sait pas trop quoi en faire. Des Gilets jaunes aux révoltes des quartiers populaires, la nouveauté des surgissements vitaux des peuples désoriente, voire inquiète.
Cette impasse stratégique a une origine. Nous sommes prisonniers des schémas d’articulation du social et du politique, de délégation du social au politique, hérités d’un siècle qui est clos. Nous avons du mal à être pleinement contemporains et à regarder, comme nous y invite Giorgio Agamben, « ce faisceau de ténèbres qui provient de son temps » (2).
L’installation du dispositif néolibéral a bouleversé cet espace d’activité, d’intelligence collective et d’espérances communes, né avec la modernité, qu’on nomme politique.
Depuis vingt ans, le récit dominant est celui de la menace émeutière endémique, de la menace terroriste universelle, de l’ennemi intérieur, de la cinquième colonne immigrée ou musulmane, d’une guerre aussi obscure que protéiforme. Depuis vingt ans, ce récit policier du monde soumet la politique au régime de la peur et autorise la désarticulation des libertés publiques là où elles existaient. Il met le débat public sous tutelle. Il est le vecteur du changement de nature de l’État, tous régimes confondus, dont l’identification est l’un des objets de ce livre.
En se financiarisant, le capital s’est défaussé des contraintes du compromis fordiste du XXe siècle, de ses concessions matérielles comme de ses formes démocratiques. Son profit se nourrit aujourd’hui du détricotage des sociétés. Le chaos social et politique est son oxygène, la contrainte et la peur sa réponse à l’explosion des inégalités et à la destruction du vivant. (...)
« Nous sommes 99 % » disait Occupy Wall Street. « Nous sommes l’Égypte » affirmaient les occupants de la place Tahrir. « Nous sommes l’Ukraine », celles et ceux de Maïdan. « On est là ! » La concision du mot d’ordre dit tout de l’ambition démocratique et de l’indécision de l’affirmation populaire. Il reste en effet à transformer ce « on » en un « nous » sans lequel la défaite sera toujours au rendez-vous.
Aujourd’hui, où chercher une introuvable « traduction politique » ? (...)
Il est urgent de tirer les leçons de cette succession d’échecs. La combinaison du chaos social et de ces expériences populaires cuisantes ouvre aujourd’hui la voie à l’abîme. D’un côté, des extrêmes-droites en plein essor sont prêtes à se couler dans le néolibéralisme policier et à en pousser au bout les logiques mortifères. D’un autre, la tentation de la violence minoritaire et prophétique a déjà fait de nombreuses victimes.
Quelle voie nous reste-t-il ? Quand la mobilisation sociale bute sur l’indifférence des puissants et quand les perspectives électorales se résument à un sauve-qui-peut brouillon, il nous faut à l’évidence chercher autre chose. Il manque aux femmes et aux hommes brutalisés par la violence néolibérale, la légitimité populaire consciente d’elle-même.
Il nous faut donc reprendre la démocratie dans ses fondements. Celle-ci ne se résume pas à des procédures institutionnelles vidées de sens faute d’une idée forte de ce qui nous lie et non de ce qui nous oppose.
Il nous faut donc faire peuple autour d’une perspective humaine portée par toutes les grandes mobilisations du siècle : celle de l’égalité, celle de la fin des dominations patriarcale et coloniale, celle des communs contre une marchandisation mortifère, celle de la préservation du vivant.
Construire du commun et de l’espérance dans la confrontation avec un néolibéralisme qui porte le chaos et la haine est un chemin difficile. Il sera peut-être long. (...)