
C’est une nouvelle étape qui s’est ouverte au Proche-Orient, avec l’attaque israélo-étatsunienne contre l’Iran. Même si les hostilités ont cessé, le plan du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou se confirme : anéantir Gaza, étendre le théâtre des conflits, engager son pays dans une guerre sans fin pour l’hégémonie régionale.
Le 18 juin 2025, sixième jour de l’attaque israélienne contre l’Iran, dans une interview accordée au New York Times, le général David Petraeus prodigua au président étatsunien Donald Trump une série de conseils que celui-ci ne lui avait pas demandés : le président devait lancer un ultimatum à l’ayatollah Ali Khamenei et lui ordonner de démanteler le programme d’enrichissement d’uranium de Téhéran sous peine d’encourir « la destruction totale de son pays, de son régime et de son peuple ». Si Khamenei refusait « cela renforcerait notre légitimité, et nous serions en quelque sorte “obligés” de les réduire en cendres »
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. On n’a guère entendu de commentaires sur ces propos de Petraeus, l’ancien commandant en chef des troupes étatsuniennes en Irak et en Afghanistan, qui recommandait en substance de faire subir à un pays de 90 millions d’habitants le même traitement que Gaza : les menaces d’hécatombe proférées par des responsables étatsuniens contre des dirigeants étrangers et leurs peuples ne choquent plus personne et ne suscitent aucune condamnation ; elles font désormais simplement partie du « débat » sur les modalités de la gestion de l’empire.
Comme l’arme atomique à Hiroshima
Le 22 juin, l’armée de l’air étatsunienne a largué des bombes anti-bunker GBU-57 sur les sites d’enrichissement d’uranium de Fordow et de Natanz et lancé des missiles Tomahawk sur un centre de recherche nucléaire proche d’Ispahan. On aurait pu croire que Trump suivait les conseils de Petraeus, mais il s’est bientôt empressé de crier victoire, alléguant que les frappes étatsuniennes avaient détruit les capacités nucléaires de l’Iran — selon un rapport préliminaire classifié des services de renseignement, le programme nucléaire iranien n’aurait été retardé que de quelques mois —, avant de convaincre les belligérants d’accepter un cessez-le-feu. (...)
Dans le style surréaliste qui caractérise la politique étrangère de Trump, les trois parties en conflit pouvaient chacune revendiquer la victoire. (...)
Lors de sa rencontre avec Trump, Nétanyahou révéla qu’il avait proposé la candidature du président étatsunien au prix Nobel de la paix. De son côté, le président iranien Massoud Pezechkian, dans une interview avec Tucker Carlson, fit preuve d’une curieuse mansuétude (visiblement très calculée) envers l’homme qui venait de bombarder son pays : « Trump est tout à fait capable de guider le Proche-Orient vers un avenir de paix et de prospérité », a-t-il déclaré sans la moindre trace d’amertume. L’important était que l’occupant de la Maison Blanche empêche Israël d’entraîner toute la région dans un « abîme » de guerres sans fin.
Tout cela aurait pu être évité
Depuis le cessez-le-feu, le régime de Téhéran a lancé une purge contre les traîtres présumés, dont quelques-uns ont été pendus, et expulsé des centaines de milliers de réfugiés afghans. Israël contrôle l’espace aérien iranien et peut y déployer à volonté ses avions de combat et ses drones, comme il le fait régulièrement au-dessus du Liban et de la Syrie. Tout cela aurait pu être évité. Il y a dix ans, le Conseil de sécurité des Nations unies, l’Union européenne et l’Iran avaient conclu un accord, le Plan d’action global commun (JCPOA), visant à garantir que le programme nucléaire iranien serait destiné à des fins pacifiques. Mais trois ans plus tard, l’administration Trump a dénoncé cet accord, alors même qu’il semblait bien fonctionner et qu’il n’y avait aucune preuve que l’Iran l’ait violé — une décision vivement applaudie par Israël et ses partisans. Dans la foulée, Téhéran a aussitôt commencé à enrichir de plus grandes quantités d’uranium à Fordow et dans ses autres installations nucléaires.
Pourtant, au moment où Israël a lancé son attaque-surprise le 13 juin, l’Iran était toujours en pourparlers avec les États-Unis, et la directrice du renseignement national de Trump, Tulsi Gabbard, avait elle-même déclaré devant le Congrès en mars 2025 que l’Iran n’était pas en train de construire une arme nucléaire. (Démentie publiquement par son chef, qui l’accusa carrément de ne pas savoir de quoi elle parlait, elle a changé son discours après l’entrée en guerre des États-Unis.) (...)
les motivations personnelles de Trump importent moins que ce fait incontournable : Washington a donné son plein aval à l’hégémonie régionale d’Israël. (...)
L’extension de la stratégie de la tondeuse au niveau régional pourrait toutefois finir par coûter cher à Israël au niveau diplomatique. Avant le 7 octobre 2023, tout semblait indiquer qu’on allait vers une normalisation de ses relations avec les pays du Golfe. Mais la dévastation de Gaza a suscité la colère de la jeunesse arabe, et les gouvernements de la région, qui voyaient hier en Israël un contrepoids utile aux ambitions de l’Iran, ont désormais le sentiment que son agressivité et son aventurisme n’ont pas de limites. (...)
La destruction de Gaza n’en finit pas — il est presque obscène de parler de « guerre » pour qualifier un conflit aussi déséquilibré. La majorité de ses habitants ont été contraints de se réfugier au sud, dans une bande de terre qui représente environ 15 % du territoire. L’eau potable est rare, le lait en poudre introuvable, les eaux usées envahissent les rues et le bourdonnement incessant des drones qui tournent au-dessus des têtes des Gazaouis est insupportable. Pendant la guerre avec l’Iran, l’armée israélienne a tué des centaines de civils qui faisaient la queue pour obtenir l’aide alimentaire distribuée par la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), un organisme basé aux États-Unis, soutenu (et sans doute financé) par Israël et employant des mercenaires. Les points de distribution de la GHF jouxtent des zones militaires et, pour y accéder, il faut effectuer de long et difficiles trajets rendus encore plus pénibles par la faim (...)
L’historien français Jean-Pierre Filiu s’est rendu à Gaza avec Médecins sans frontières (MSF) du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025 et a publié un récit poignant de son séjour
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. « J’ai beau avoir fréquenté par le passé quelques théâtre de guerre, de l’Ukraine à l’Afghanistan, en passant par la Syrie, l’Irak et la Somalie, écrit-il, je n’ai jamais, au grand jamais, rien expérimenté de similaire. » Déjà harcelés par la faim et le désespoir, les habitants de Gaza doivent en outre payer des prix astronomiques du fait de l’essor des bandes criminelles encouragées par les autorités israéliennes, qui fournissent des kalachnikovs au clan de Yasser Abou Shebab, un natif de Rafah impliqué dans des réseaux de contrebande et dont on dit qu’il a des liens avec l’État islamique.
« À Gaza, nous avons activé des factions qui s’opposent au Hamas, a expliqué Nétanyahou. Qu’y a-t-il de mal à cela ? » (En réalité, les agissements d’Abou Shebab semblent avoir favorisé un regain de soutien au Hamas, qui était pourtant tombé en disgrâce auprès des Gazaouis ces derniers temps.) Outre les expulsions, les meurtres, la famine et l’humiliation, cette promotion de la délinquance par Israël évoque la « zone grise » jadis décrite par Primo Levi, un régime de non-droit dans lequel les membres d’un groupe persécuté sont enrôlés pour surveiller, brutaliser et, parfois, assassiner les membres de leur propre communauté. Cette situation est devenue une caractéristique fondamentale de la domination israélienne à Gaza. (...)
Comme l’écrit l’historien britannique Mark Mazower dans un essai à paraître aux éditions La Découverte en septembre 2025, Antisémitisme : métamorphoses et controverses, au lendemain du 7 octobre 2023, « personne ne voulait être traité d’antisémite, et pourtant, si l’on en croyait les experts, les antisémites étaient partout. À leurs yeux, Manhattan, c’était Berlin à la veille de la Nuit de Cristal ». Au cours des dernières années, aucun autre mot n’a autant contribué à favoriser les attaques contre la liberté académique et intellectuelle, les actes de répression, les arrestations et les expulsions. (...)
Au début du XXe siècle et jusque dans les années 1950, le combat contre l’antisémitisme était une cause progressiste qui voyait la gauche et le mouvement pour les droits civiques alliés à d’autres mouvements luttant contre l’ethno-nationalisme et la discrimination raciale. Aujourd’hui, aux États-Unis mais aussi dans certains pays d’Europe occidentale, il est en passe d’être annexé par une droite autoritaire qui entend démanteler la démocratie pour faire prévaloir son nationalisme ethnique. Rien d’étonnant à ce que les plus grands admirateurs d’Israël soient Trump, le Fidesz de Viktor Orbán en Hongrie et le Rassemblement national en France. L’anti-antisémitisme sert désormais les mêmes objectifs que l’antisémitisme (et l’anticommunisme) hier.
Trump et ses alliés continuent à cultiver des liens étroits avec de véritables antisémites — le néonazi Nick Fuentes, le rappeur Kanye West, l’influenceur masculiniste Andrew Tate et autres figures de l’alt-right — tandis que des responsables juifs tels que Jonathan Greenblatt, directeur de l’Anti-Defamation League, ne voient aucune raison de s’inquiéter lorsqu’Elon Musk fait le salut hitlérien, de même qu’ils applaudissent la tentative d’expulsion d’activistes étudiants de Columbia University tels que Mahmoud Khalil ou Mohsen Mahdawi. Les organisations juives traditionnellement proches d’Israël sont devenus les auxiliaires incontournables d’un mouvement qui vise à priver de leur citoyenneté, puis à expulser, les protestataires nés à l’étranger, souvent sur la base d’accusations fallacieuses d’antisémitisme.
La question palestinienne remplace la question juive (...)
Au-delà du désespoir ?
Quant à la population de Gaza, de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, sans parler des citoyens palestiniens d’Israël, près de deux ans après le début du conflit, on ne sait toujours pas si les immenses sacrifices consentis pendant la guerre les rapprocheront de leur libération ou de la création d’un État palestinien. Pour Gilbert Achcar l’attaque du 7 octobre 2023 a été « la plus grave erreur de calcul de l’histoire de la lutte anticoloniale ». On peut affirmer sans risque de se tromper qu’au moins dans un avenir prévisible, elle a fait reculer la lutte palestinienne, même si celle-ci se trouvait dans une impasse totale avant le 7 octobre 2023 avec notamment la perspective d’un accord entre Tel-Aviv et Riyad. (...)
Selon un sondage commandité par l’université Penn State, plus de 80 % des Juifs israéliens sont désormais favorables à l’expulsion des Gazaouis. Pas question d’exprimer la moindre compassion pour les Palestiniens, sauf chez une frange marginale d’activistes radicaux. Lorsque le député Ayman Odeh a publié un tweet célébrant un récent échange de prisonniers, il a été dénoncé pour avoir mis apparemment sur le même plan le sort des Palestiniens emprisonnés et celui des otages juifs : « Ta présence pollue la Knesset », lui a déclaré un collègue parlementaire. (...)
La dérive autoritaire et de plus en plus fasciste de la politique israélienne, qui date de bien avant octobre 2023, est certainement effrayante, mais pas surprenante. Ce qui est surprenant, ou du moins remarquable, c’est que la guerre de Gaza ait suscité si peu de réflexion chez les décideurs politiques occidentaux, qui continuent de s’accrocher à l’idée d’une solution à deux États et à l’illusion qu’un dirigeant israélien pourrait être un jour persuadé de soutenir la création d’un État palestinien. (...)
Et le principal mensonge des États-Unis est celui qui prétend qu’ils font tout leur possible pour protéger la population de Gaza contre les armes qu’eux-mêmes livrent à Israël. (...)
Le modèle irlandais de négociations
Que faudrait-il pour que des négociations entre Juifs israéliens et Arabes palestiniens aboutissent ? Pour Malley et Agha elles devraient inclure « les puissantes factions qui estiment que ce qui a été discuté jusqu’à présent est contraire à leurs convictions les plus profondes », à savoir les intransigeants des deux camps, islamistes palestiniens, colons juifs et ultra-orthodoxes. Mieux vaut s’engager dans une conversation sans but prédéfini, sans horizon clair ni quête a priori d’une « solution ». Dans un tel processus, ces factions pourraient même finir par trouver un moyen de coexister sur le même territoire sans renoncer à leurs aspirations ultimes, comme l’ont fait les catholiques et les protestants d’Irlande du Nord depuis l’accord du Vendredi saint en avril 1998. (...)
Quand bien même les deux parties accepteraient de s’asseoir à la même table, qui servirait de médiateur ? L’asymétrie entre les belligérants est largement en faveur d’Israël, et, dans les processus de négociation, les États-Unis ont toujours agi en tant que défenseurs de l’État juif. (...)
Pourtant, certaines réalités de base sont en train de changer, et avec elles l’équilibre des forces. Le régime d’occupation, d’apartheid, de nettoyage ethnique et, désormais, de génocide, pratiqué par Israël a érodé son capital moral. Même le chancelier Friedrich Merz, chrétien-démocrate et partisan d’une ligne d’alignement sur Israël, a annoncé le 8 août 2025 que le gouvernement allemand suspendait les exportations d’« équipements militaires pouvant être utilisés dans la bande de Gaza », une mesure appuyée par les deux tiers de la population. L’opposition à ce régime est de plus en plus forte dans le monde, et elle a commencé à se faire entendre à travers une nouvelle génération de militants et de politiciens progressistes. Face à la vue des enfants affamés à Gaza, et la continuation sans fin de la guerre meurtrière d’Israël, le président Emmanuel Macron, suivi par le premier ministre britannique Keir Starmer, ont déclaré leur intention de reconnaître la Palestine comme un État.
Reste qu’il est extrêmement difficile d’imaginer le démantèlement du système d’apartheid israélien, ou bien l’émergence, dans un avenir proche, d’une force capable de défier sérieusement l’hégémonie d’Israël. Dans un monde qui se caractérise par la montée de l’autoritarisme et de l’ethno-nationalisme et l’effondrement des règles de droit, l’État dirigé par Nétanyahou, féroce et sans pitié, fait figure de pionnier plutôt que de cas isolé.
Amnesty International
Pétition Génocide à Gaza : la France doit mettre fin à l’impunité d’Israël