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Mediapart
Face à la maltraitance des plaignantes lors des procès, magistrats et avocats se renvoient la balle
#femmes #violencssexuelles #tribunaux #France #victimisationsecondaire
Article mis en ligne le 10 mai 2025
dernière modification le 9 mai 2025

De plus en plus de victimes de violences sexuelles et conjugales dénoncent la « victimisation secondaire » subie durant les procédures judiciaires. Cette notion forgée par le droit européen met notamment en cause l’attitude des juges et des avocats de la défense lors des audiences.

Après le procès de Gérard Depardieu, certaines de ses clientes ont dit à l’avocate Élodie Tuaillon-Hibon : « Si c’est ce qui m’attend, je ne veux pas y aller. » L’audience, qui s’est tenue fin mars au tribunal correctionnel de Paris, a été un cas d’école de « victimisation secondaire », ces maltraitances que peuvent subir les plaignant·es dans le cadre des procédures judiciaires.

En dehors du champ des violences envers les femmes, « aucune victime ne se fait traiter comme ça », observe la pénaliste, en citant par exemple « les victimes d’accidents médicaux ou de terrorisme ». Pour l’avocate, engagée depuis plus de quinze ans aux côtés des victimes et autrice d’Il faut faire confiance à la justice, (éditions La Meute, 2025), cela n’est pas étranger aux « violences de genre » : « Les victimes sont majoritairement des femmes, les avocates des parties civiles plutôt des femmes et les agresseurs plutôt des hommes. »
La notion de victimisation secondaire fait lentement son chemin dans le droit français. Ces dernières années, elle transparaissait dans certaines décisions « sous un autre nom », relève Élodie Tuaillon-Hibon : « On parlait de “dommages et intérêts” octroyés en raison d’une “procédure difficile” ou d’un “déni persistant de l’accusé qui a ajouté aux souffrances de la plaignante”. Mais ce n’est pas conceptualisé en France comme le fait la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme – ndlr] depuis plusieurs années. Cela demande encore à être popularisé. »

De fait, à l’exception de deux arrêts de la Cour de cassation, l’essentiel de la jurisprudence en la matière est européenne : qu’il s’agisse de la directive européenne de 2012 établissant les droits fondamentaux des victimes dans les procédures pénales, ou des arrêts de la CEDH condamnant l’Italie (en 2021) et la France (en avril) pour son traitement sexiste de trois plaignantes dans des affaires de viol.

Mais cette jurisprudence reste méconnue des magistrat·es comme des avocat·es, qui « s’en emparent peu », déplore Carine Durrieu Diebolt. Fin mars, au procès pour agressions sexuelles de Gérard Depardieu, l’avocate a demandé, avec sa consœur nantaise Claude Vincent, une indemnisation supplémentaire de 10 000 euros pour chacune de leurs clientes à ce titre. (...)

À cela s’ajoute le fait qu’en matière de protection des victimes de violences sexuelles, « la France est encore relativement archaïque en comparaison d’autres pays », note Carine Durrieu Diebolt, qui publie le 8 mai un livre dénonçant la victimisation secondaire (...)

Les quatre jours d’audience avaient été marqués par des remarques sexistes, misogynes et méprisantes de l’avocat de l’acteur, Jérémie Assous, à l’égard des plaignantes – qualifiées de « menteuses », de femmes vénales, qui voudraient « faire [leur] cinéma devant les caméras » –, comme de leurs avocates, qui ont reçu le soutien de deux cents de leurs pair·es dans une tribune parue dans Le Monde (lire la réponse de Jérémie Assous).

Malgré ces débordements, le président du tribunal n’a jamais recadré la défense. Y compris lorsque Gérard Depardieu a lancé à Me Vincent « Articulez, Mademoiselle ! » et que son avocat a moqué le « rire d’hystérique » de la pénaliste. « Je considère que la sérénité des débats n’est plus possible », s’était contenté de dire le magistrat, laissant penser qu’il s’agissait d’un incident réciproque. « Ce procès a été le plus gros moment de sexisme de ma carrière dans le cadre d’une audience », raconte aujourd’hui Claude Vincent.

Au procès Pelicot, la plaignante accusée

En dépit de vidéos montrant les viols qu’elle a subis de cinquante hommes, Gisèle Pelicot s’est retrouvée à plusieurs reprises mise en cause par des avocat·es de la défense.

On lui a ainsi reproché de n’avoir pleuré qu’« une seule fois », à l’évocation de l’enfance de son ex-mari, preuve qu’elle serait « aujourd’hui encore sous [son] emprise ». On a aussi exhumé des photos intimes d’elle, la montrant nue et visiblement consciente, dans des positions lascives – des clichés dont elle a n’a aucun souvenir et pris selon elle à son insu. (...)

« J’ai appâté, j’ai fait semblant, j’étais ivre, j’étais complice… Il faut un sacré degré de patience pour supporter tout ce que j’ai pu entendre. [...] En fait c’est moi la coupable, c’est ça ? », a réagi Gisèle Pelicot. La septuagénaire a dit comprendre « que les victimes de viol ne portent pas plainte ». « On passe par un grand déballage où on nous humilie ! » (...)

L’attitude des président·es d’audience en question

Pourquoi, en France, les juges, chargé·es d’assurer la « police » de l’audience, n’interviennent pas davantage pour recadrer les débordements de la défense ? « D’abord parce que ce n’est pas dans leur culture, ils ne voient pas toujours la maltraitance, ils sont habitués à entendre ce genre de propos », considère l’avocate Marjolaine Vignola, spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles, et qui a porté trois requêtes à la CEDH pour victimisation secondaire.

Pour Nelly Bertrand, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, la profession est, « comme le reste de la société patriarcale, imprégnée de stéréotypes sexistes, qui transparaissent parfois dans les questions des juges, même de bonne volonté ». Une étude menée par son syndicat en 2024 auprès de cinq cents magistrat·es a en effet mis en lumière un « sexisme systémique » et une « inertie collective » face à cette problématique.

La magistrate se dit « à la fois horrifiée et satisfaite » des récents arrêts de la CEDH qui ont condamné l’État français pour le traitement sexiste de trois mineures qui avaient dénoncé des viols, espérant que « ces jurisprudences soient peu à peu intégrées » (...)

Alors que les rappels à l’ordre à l’occasion des dérapages des avocat·es de la défense sont quasi inexistants lors des procès médiatiques, Nelly Bertrand reconnaît que c’est « difficile à gérer » pour les juges qui président les tribunaux. (...)

« Les juges sont certes responsables de la police de l’audience et doivent tenir ce rôle, sans pour autant empiéter sur les questions de déontologie des avocat·es, qui relèvent de l’ordre. » (...)

L’autre explication réside dans la grande liberté laissée aux droits de la défense en France et la peur de voir celle-ci contester la condamnation de l’auteur, ou de faire des incidents en audience. (...)

« Les magistrat·es s’écrasent beaucoup plus lorsque la défense est assurée par des ténors », abonde Élodie Tuaillon-Hibon, citant le procès de Gérard Depardieu, mais aussi celui de l’ancien ministre Georges Tron, en 2017-2018. (...)

« Il y a une violence inhérente à la recherche de vérité et de preuves, dans le cadre de la présomption d’innocence, abonde l’avocate Clotilde Lepetit, membre du Conseil national des barreaux, qui représentait une des parties civiles au procès de Stéphane Plaza et défend aussi des hommes mis en cause. Mais il existe à côté de cela les biais sexistes de magistrats, de policiers et d’avocats qui sont inadmissibles, et doivent être sanctionnés. L’Ordre sanctionne les manquements à la délicatesse, il a les prérogatives pour le faire lorsque la délicatesse et l’humanité sont bafouées. »
Les limites des droits de la défense

Les droits de la défense ne sont en effet pas absolus. Le recueil des obligations déontologiques des magistrats précise bien qu’il leur incombe « de veiller, avec impartialité, au respect des personnes et à la dignité du débat judiciaire », et « avec le souci de la dignité des personnes », et qu’il leur revient de faire « cesser » tout « propos discriminatoires et/ou pénalement répréhensibles » à l’audience. Il précise également que « le respect du justiciable commande aussi le choix des mots et le ton sur lequel ils sont prononcés » et que « la liberté de parole n’autorise ni les insultes ni la vulgarité ».

Les avocat·es sont elles et eux aussi soumis·es à des obligations déontologiques, prévues par le règlement intérieur national de la profession (RIN), parmi lesquelles le fait d’exercer ses fonctions « avec dignité » et « humanité », dans le respect des principes « d’égalité, de non-discrimination, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie ». Le conseil de l’Ordre est chargé de sanctionner les avocat·es qui ne les respectent pas. (...)

Au procès Depardieu, deux représentants du bâtonnier étaient présents à une partie de l’audience, à la demande de l’avocate Claude Vincent, mais ils n’ont pas réagi. Celle-ci a pourtant écrit à deux reprises au bâtonnier de Paris lors du procès pour dénoncer des « manquements déontologiques » de Jérémie Assous, des remarques méprisantes et le non-respect du contradictoire notamment. « Le représentant du bâtonnier n’a pas constaté de propos ou comportement lui apparaissant justifier une autosaisine du bâtonnier », nous répond Emmanuel Mercinier-Pantalacci.

Par la suite, l’Ordre ne s’est pas non plus autosaisi pour émettre un avis. (...)

« L’Ordre ne prend pas des positions très claires et fait lui-même partie de cette culture judiciaire du laisser-faire. Si on le saisit, il va nous dire que la défense est libre », estime Marjolaine Vignola .

Comment conjuguer droits de la défense et protection des plaignant·es ? Comment assurer une défense « propre » des mis en cause à l’heure de #MeToo ? Ces débats agitent une partie du monde des avocat·es, au sein des cabinets ou dans les réunions du Syndicat des avocat·es de France (SAF). (...)

Les avancées de #MeToo

Tout le monde en convient cependant : le mouvement #MeToo et la prise de conscience que les violences sexuelles sont un problème endémique ont changé la donne.

« Avec les réseaux sociaux, de plus en plus de victimes dénoncent désormais la maltraitance dont elles ont souffert durant la procédure. Il y a aussi eu un changement de culture des avocat·es des parties civiles, qui ne se laissent plus marcher dessus et qui disent à leurs clientes que si la question est indigne ou dilatoire, il faut le dire », insiste Marjolaine Vignola, pour qui cette évolution est possible aussi car on dispose désormais « des outils juridiques pour batailler, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans ». On l’a vu au procès Depardieu, où les plaignantes, préparées par leurs avocates, se sont révélées très combatives, renvoyant plusieurs fois dans les cordes Jérémie Assous.

Dans les audiences, ces avocates engagées au côté des victimes constatent des améliorations. (...)

Marjolaine Vignola raconte que dans un dossier d’inceste, la cour criminelle de Lyon a envoyé à sa cliente le contact de l’association d’aide aux victimes, dont une représentante a pu l’assister tout au long du procès, lequel a pu se dérouler dans la grande salle, pour éviter une trop grande proximité entre la plaignante et le prévenu.

Dans un autre dossier à Saint-Nazaire, sa cliente a pu être entendue en visioconférence, prise en charge par le tribunal. « Ces accueils-là sont bienveillants. Que l’accompagnement des victimes au procès s’institutionnalise un peu est quelque chose de positif. Cela reste encore aléatoire et balbutiant, mais on avance. »

Carine Durrieu Diebolt : Violences sexuelles : quand la justice maltraite
Les leçons du procès Pelicot
Editions Syllepse, Paris 2025, 128 pages, 10 euros
commande ici : https://www.syllepse.net/violences-sexuelles-quand-la-justice-maltraite-_r_22_i_1128.html