
Après la répression brutale menée par le gouvernement contre les Kanak qui s’étaient opposés au dégel du corps électoral en mai 2024, plusieurs indépendantistes ont été arrêtés, puis transférés en France hexagonale. Rencontre avec Frédérique Muliava, l’une des militantes concernées.
2 530 gardes à vue, 243 incarcérations, 60 détenus déportés en Hexagone et 14 morts. Voilà le bilan de la répression exercée en Kanaky-Nouvelle-Calédonie lors des révoltes de mai 2024. Alors qu’Emmanuel Macron a suspendu la loi sur le dégel du corps électoral1 et organisé une médiation, la répression judiciaire a continué d’aller bon train : en juin 2024, des militants indépendantistes ont été arrêtés et transférés en France hexagonale. Frédérique Muliava, militante du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), est l’une d’entre eux. Entretien.
Pouvez-vous revenir sur ce qui a provoqué les événements de mai 2024 et sur les niveaux de répression que vous avez subis ?
« Pour bien comprendre ces événements, il faut remonter à la troisième et dernière consultation du 12 décembre 2021 visant à déterminer si le territoire devait accéder à sa pleine souveraineté. Nous étions en pleine période de Covid et le virus touchait particulièrement les nôtres. Or, les coutumes kanak imposent des rites de deuil : ceux-ci ne pouvant pas se faire, cela rendait inappropriée la tenue d’une campagne électorale. Nous avons demandé un report, que le gouvernement central a refusé. Le “non” l’a donc emporté, avec presque 60 % d’abstention. En 2023, alors que l’État parlait d’ouvrir le corps électoral pour les élections provinciales de mai 2024, nous avons décidé de créer la CCAT et d’organiser des manifestations. (...)
On reproche aux indépendantistes d’avoir attisé la violence, pourtant, ce sont bien les non-indépendantistes qui ont enflammé le pays, avec l’appui de l’État, qui n’avait d’oreilles que pour eux. Ils n’ont cessé de multiplier les provocations. Lors de nos marches, ils organisaient des contre-marches sur les mêmes parcours. En mars 2024, Sonia Backès, présidente de la province Sud et figure non indépendantiste, exhortait les parlementaires à “ne pas trembler” en votant le projet de loi, avec cette menace sidérante : “le bordel, c’est nous qui le mettrons”. Une façon de rallumer la mèche, alors que cela faisait 40 ans qu’on essayait de vivre en paix. (...)
la police a provoqué des jeunes kanak avec leur drapeau, sur le bord de la route. De là, les heurts ont commencé. Le 15 mai, l’état d’urgence a été décrété sur l’ensemble du territoire. Le 16, TikTok a été bloqué. Des anti-indépendantistes se sont organisés en milices armées et s’en sont pris à des Kanak. Et puis il y a eu notre incarcération et notre transfert… »
Quelles ont été vos conditions d’arrestation, de détention et de transfert ? (...)
On nous a annoncé notre mise en examen et notre transfert en détention provisoire… à 17 000 kilomètres de chez nous ! Les jours qui ont précédé mon arrestation, j’étais en campagne législative pour le candidat Emmanuel Tjibaou, je ne m’attendais pas à cela. Et les chefs d’accusation étaient hallucinants : tentative de meurtre, vol en bande organisée avec arme, destruction en bande organisée, association de malfaiteurs… Je n’en revenais pas. Puis nous sommes montés dans un avion militaire pour 30 heures de vol. J’ai été incarcérée à Riom (Puy-de-Dôme), où l’on m’a placé à l’isolement pendant 17 jours. Mes avocats ont demandé le dépaysement de l’affaire pour que des juges d’instruction parisiens prennent le relai, loin de toutes pressions politiques. Cela a permis de débloquer ma situation. Aujourd’hui je suis sortie et je viens à peine d’apprendre, après 11 mois d’assignation sur le territoire hexagonal, que je peux enfin rentrer chez moi. Mais je suis toujours mise en examen pour plusieurs chefs d’inculpation. » (...)
« J’ai très mal vécu l’isolement. J’avais le sentiment que personne ne savait où j’étais. Je n’avais pas idée de l’ampleur de la mobilisation dehors. À ma sortie, la justice a décidé de m’affecter chez des personnes qui s’étaient portées volontaires. Des gens formidables ! Au moment de leur libération, les prisonniers kanak sont plongés dans une grande précarité : du jour au lendemain, ils sont dehors, sans travail, sans argent, sans logement, sans Sécurité sociale, sans entourage, dans un pays qu’ils ne connaissent pas. Et le voyage retour est à leur charge3 ! Alors heureusement que la solidarité est là pour les recueillir et collecter des fonds pour qu’ils rentrent chez eux. » (...)
Une année après les révoltes de mai 2024, la notion de « destin commun », inscrite dans les accords de Nouméa, vous semble-t-elle toujours viable ?
« C’est le chemin sur lequel on s’est engagés, nous, indépendantistes, depuis au moins les années 1980, lorsque nous parlions des “victimes de l’histoire”. Ces victimes sont les populations non kanak installées dans l’archipel du fait de la colonisation française, souvent sans en avoir eu le choix. Les descendants des bagnards, les travailleurs sous contrat venus d’Asie et soumis au régime de l’indigénat... Jusqu’ici nous avons été méprisés par la droite locale, mais ses postures jusqu’au-boutistes fatiguent tout le monde. L’élection de Tjibaou en est un exemple : les Kanak n’ont pas été les seuls à voter pour lui ! Les gens comprennent de plus en plus que, même si notre combat est celui de la dignité des Kanak et du droit à l’indépendance, nous sommes prêts à faire peuple avec tout le monde. »