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La vie des idées
L’extrême droite est-elle vraiment populaire ?
#extremedroite #medias #opinionpublique
Article mis en ligne le 10 avril 2025
dernière modification le 7 avril 2025

Que peuvent les sciences sociales face à la diffusion médiatique d’un « sens commun » favorable à l’extrême droite ? Gérard Noiriel montre ce que la socio-histoire du langage apporte à l’analyse des discours contemporains, et décrit la manière dont concepts et récits passent de haut en bas.

La Vie des idées : Vos travaux montrent que l’extrême droite met en place une rhétorique spécifique. Comment se caractérise-t-elle ?

Gérard Noiriel : Avant de répondre à votre question, il faut d’abord que je précise comment j’ai conçu, dans mes recherches, les rapports entre sciences sociales et politique. En tant que socio-historien, je me situe dans la perspective que Norbert Elias a développée dans La société des individus (1987). L’objet propre de la sociologie, c’est l’étude des individus dans leur infinie diversité et les liens qu’ils tissent entre eux dans le cadre de leurs activités pour former des groupes, des catégories, des partis et autres entités collectives.

Il faut donc admettre qu’il existe un fossé infranchissable entre la socio-histoire et la (ou le) politique car, par définition, les atomes élémentaires du langage politique sont des entités collectives présentées comme des personnages qui agissent, qui pensent ou qui souffrent. Les individus réels n’existent le plus souvent que dans la mesure où ils sont « représentatifs » de ces entités collectives (président de la République, chef de parti, personnalité célèbre, etc.).

Ce langage politique est aujourd’hui largement répandu dans toutes les couches de la population grâce aux journalistes qui diffusent et commentent ce qu’on appelle les « informations ».

Dans mon travail de chercheur, je me heurte donc constamment à ce sens commun, alors que les polémistes d’extrême droite comme Éric Zemmour (et avant lui Édouard Drumont) l’exploitent massivement pour diffuser leurs thèses. On le voit clairement dans la façon dont Zemmour mobilise l’histoire dans ses livres. Il nous raconte des histoires qui mettent toujours en scène des « personnages » collectifs (la France, l’Islam, etc.) ou de grands héros censés incarner notre histoire nationale (Napoléon, de Gaulle, etc.). (...)

Quand on s’intéresse à la réception de ce genre de discours dans les divers groupes qui composent notre société, on voit immédiatement que ces polémistes d’extrême droite tirent profit d’une ressource émotionnelle qui caractérise l’art romanesque : la capacité de susciter l’identification du public aux personnages de l’histoire racontée. Et chez Drumont comme chez Zemmour, on constate que ce personnage central, c’est le Français. L’usage constant du « nous, Français » ayant pour fonction de faciliter cette identification. Voilà pourquoi dans mon livre Le Venin dans la plume [1], j’ai beaucoup insisté sur ce qu’on appelle la rhétorique, c’est-à-dire l’art de convaincre.

Le discours sur le « grand remplacement » est typique de cette rhétorique car il ne désigne pas des individus réels. (...)

Cette rhétorique est d’autant plus efficace qu’on ne peut pas l’invalider complètement par les discours rationnels que proposent les sciences sociales. Ce qui pose le problème de la « traduction » du langage savant dans des formes qui puissent toucher aussi les émotions du public, notamment dans les classes populaires.

La limite à laquelle se heurte la rhétorique des polémistes d’extrême droite, c’est que pris par leur propre jeu, ils ont tendance à confondre la réalité et le discours ; ce qui les expose à de sévères retours de manivelle, comme le montre le score d’Éric Zemmour à la présidentielle. (...)

Historiquement, on constate que c’est pendant les périodes de crise que progressent le plus les idées d’extrême droite. La montée du chômage, le déclassement, l’appauvrissement alimentent un mécontentement qui pousse beaucoup de citoyens vers les discours les plus extrémistes. Ce phénomène est aggravé lorsque se produit ce que certains appellent une « crise de civilisation » qui touche les croyances, les mœurs, les relations entre les gens.

Cette montée de l’angoisse collective est exploitée par les polémistes d’extrême droite car, comme le montre la comparaison des écrits de Drumont et Zemmour, leur point commun tient dans une rhétorique apocalyptique, conçue comme une prophétie annonçant l’anéantissement du « nous » Français. (...)

Mais dans une société comme la nôtre, la crédibilité de ce genre de récits s’explique aussi parce qu’ils s’appuient sur le sens commun véhiculé par les grands moyens d’information. (...)

Ce n’est pas le « goût du spectacle » qui pousse surtout celles et ceux qui dominent le champ médiatique à diffuser des stéréotypes spectaculaires, mais des raisons d’ordre économique. Elles concernent l’emprise de plus en plus grande du capitalisme dans le monde de l’information. J’ai montré en effet que les lois de Jules Ferry sur la liberté de la presse et sur l’école avaient permis une extension brutale du marché de la littérature imprimée. Du coup, de nouveaux quotidiens fondés avec d’importants capitaux ont été créés, qui se sont livré une concurrence acharnée pour accroître leur audience. Les patrons de ces grands journaux ont vite compris que la rubrique qui attirait le plus de lecteurs était celle des faits divers : un criminel, une victime et un juge (ou un policier), voilà le type de récit qui stimule les ventes. C’est ce qui a conduit à ce que j’appelle la « fait diversion » de la politique, tendant à présenter l’actualité en mobilisant ce type de récit. Édouard Drumont a été le premier polémiste qui a su tirer profit de cette nouvelle conjoncture, en multipliant les scandales pour pouvoir exister publiquement. Les personnalités qu’il insultait constamment dans ses livres et ses articles l’ont fréquemment provoqué dans des duels à l’épée ou au pistolet, duels dont la presse a abondamment parlé. Ce fut l’un des moyens essentiels grâce auquel La France juive, qu’il avait publié au départ quasiment à compte d’auteur, est devenue un best-seller de l’époque.

C’est le même genre de provocations qui a fait la notoriété d’Éric Zemmour (sauf que les « duels » ont lieu désormais sur les plateaux de télévision). Cette logique a bien sûr été amplifiée par la naissance des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux. Il faut toutefois souligner qu’il s’agit surtout désormais d’une violence verbale. (...)

Mon hypothèse est que la forme du clivage droite/gauche est toujours dépendante du système de communication qui domine à une époque donnée. L’opposition entre partis de droite et partis de gauche est née à la fin du XIXe siècle, au moment même où s’est imposée la presse écrite. Les journaux ont servi à relier les individus appartenant à un même parti, voire à un même électorat. On peut penser que le développement des réseaux sociaux est en train de reconfigurer les formes d’interdépendance qui lient les citoyens à ceux qui les représentent en transformant du même coup la définition des clivages entre la droite et la gauche.