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Axelle
L’invitation au voyage  : quand tourisme rime avec racisme
#tourisme #voyages #colonialisme #racisme
Article mis en ligne le 22 septembre 2024
dernière modification le 18 septembre 2024

Dans notre société, le voyage a une valeur très positive : réalisation de soi, ouverture sur “l’ailleurs”, les “autres”… Pourtant, tout le monde ne voyage pas de la même façon, et le tourisme actuel reproduit de nombreuses inégalités. axelle a conversé avec Saskia Cousin, anthropologue, maîtresse de conférences à l’Université Paris Descartes et autrice de plusieurs ouvrages sur la question. Elle replace le tourisme d’aujourd’hui dans son histoire coloniale et capitaliste, et appelle à une véritable politique internationale des mobilités.

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Dans toutes les sociétés, le voyage, l’aventure font partie des rites de passage vers l’âge adulte des jeunes hommes. Par exemple, en Afrique de l’Ouest, beaucoup de jeunes gens prennent la route pour “se chercher”. Cette expression très courante exprime bien l’idée d’une réalisation de soi, et ne répond pas seulement à des motivations économiques ou politiques. Mais il y a deux éléments spécifiques à notre temps, particulièrement en Occident  : d’une part, l’emprise de l’avion sur les imaginaires du voyage et, d’autre part, la volonté des femmes de se réaliser par le voyage. Voyager loin de sa famille a longtemps été considéré comme inconvenant pour les femmes  : elles devaient se contenter du “voyage de noces”, puis des séjours en famille. Il y a eu des précurseures, voyageuses ou ethnologues, souvent issues de l’aristocratie, mais les femmes ont uniquement commencé à voyager seules à partir des années 1970. Pouvoir voyager sans mari ni chaperon fait partie de l’histoire de l’émancipation féminine, même si, encore aujourd’hui, cela reste complexe pour beaucoup.”

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“Soyons claire  : la liberté de circulation n’a jamais été la même pour tout le monde  ! Mais depuis l’instauration des passeports et des visas, les inégalités sociales et économiques sont devenues une question géopolitique. À part pour les ultra-riches, la liberté de circulation est assujettie à la nationalité indiquée dans le passeport. Pour le dire autrement, les inégalités dans l’accès au voyage sont un indicateur brutal des rapports de domination post-coloniaux.

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Comment s’organisent les flux touristiques à travers le monde  ?

“L’immense majorité des “touristes” sont en fait des vacanciers qui se déplacent à l’intérieur de leur pays pour se retrouver en famille et voir leurs amis. À l’échelle internationale, les gens voyagent essentiellement à travers leur continent (...)

“Au 19e siècle, Chateaubriand dénonçait déjà les “coockers”, les touristes venus en groupe avec l’agence de voyages Thomas Cook, qui pique-niquaient sous le Parthénon, à Athènes, et lui gâchaient la vue  ! Toute l’histoire du tourisme peut être analysée au prisme des distinctions sociales et de la dévalorisation systématique des pratiques des classes populaires.

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Vous parlez de “soft power” dans vos écrits, un concept politique qui pourrait se traduire par “puissance douce”  : quelle est cette forme de pouvoir qui s’exerce à travers le tourisme  ?

“La conquête et la colonisation militaire impliquent des violences directes. Mais il existe d’autres manières de coloniser les cœurs et les esprits  : les modes (alimentaires, vestimentaires), le cinéma, etc. Au départ, il s’agit de convaincre les habitants des pays colonisateurs. Ainsi, des bureaux accueillant les touristes ont ouvert dans toute l’Asie dès le début du 20e siècle. Il s’agit de séduire le colon et d’aménager son repos, avec la création de stations de montagne, notamment. Les expositions internationales, en particulier l’exposition coloniale de 1931 à Paris, ont la même vocation  : organiser la propagande autour des bienfaits de la colonisation. Mais l’organisation d’expéditions touristiques et de stations permet aussi de pacifier les confins ou les régions qui n’ont pas été choisies par les colons pour développer l’industrie. C’est ainsi que va s’organiser, par exemple, le tourisme au Maroc. “Soft power” aussi parce que, comme le cinéma, le tourisme et ses clichés idylliques réduisent des mondes, des sociétés et des communautés à une image de carte postale, à laquelle ils finissent par s’identifier.”

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On voit émerger une vision du tourisme durable, éthique. En quoi consiste-t-elle et est-elle vraiment porteuse d’une réduction des inégalités  ?

“Il y a de nombreuses initiatives en ce sens, mais la réalité des pratiques et les effets concrets pour les populations les plus dominées, restent infimes. Pour être durable, il faut plus de régulations internationales, alors que, par exemple, le trafic aérien est basé sur une convention datée de 1949 qui interdit la taxation du carburant. Mais pour être éthique, il faut repenser à la fois les grandes inégalités dans l’accès aux visas et les répercussions pour les populations, la faune et la flore. Faire reposer de tels enjeux sur la responsabilité des individus, c’est le meilleur moyen d’échouer. Seule une vraie politique internationale des mobilités pourrait permettre de penser et résoudre ces injonctions paradoxales.”