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Nastassja Martin : « Les montagnes, ces franges qui ont su résister à l’appropriation capitaliste »
#rechauffementclimatique #capitalisme #montagnes
Article mis en ligne le 28 juillet 2025
dernière modification le 25 juillet 2025

Pour espérer répondre à la crise écologique, il faut repenser nos imaginaires, notre lien à la nature en général, aux montagnes et aux glaciers en particulier. Ce à quoi invite l’anthropologue Nastassja Martin avec « Les Sources des glaces ». Entretien.

L’anthropologue Nastassja Martin vient de publier Les Sources de glace, avec le photographe Olivier de Sépibus (Paulsen), où elle nous invite à renouveler en profondeur notre regard sur les glaciers. Elle avait publié Croire aux fauves, chez Verticales, en 2019.

(...) le 28 mai dernier, un glacier s’est effondré en Suisse, et a inondé un village entier. Cette catastrophe nous rappelle que parler d’ « effondrement » n’est pas une métaphore, et que des événements d’une telle amplitude sont de plus en plus probables. D’où la nécessité de repenser nos relations à ces entités, et la terminologie que nous utilisons pour les comprendre.

La modernité nous a enfermés dans une lecture qui ne nous permet plus de comprendre les transformations actuelles. Plus encore qu’un problème d’imaginaire, c’est un problème conceptuel, issu de la méthodologie naturaliste qui a forgé notre manière de percevoir le monde : en Occident, nous avons complètement désanimé ce type d’entités, ainsi que les relations que nous pouvons entretenir avec elles. Nous considérons les glaciers comme des milieux abiotiques [où la vie serait impossible, ndlr], ou comme des objets composant un « paysage », privés de toute puissance d’agir.* (...)

Pourtant le changement climatique devrait bouleverser profondément cette perspective, puisque ce sont bien ces entités-là qui se lèvent et menacent nos vies humaines. Les glaciers qui fondent, les montagnes qui s’effondrent, les rivières en crue, les tornades : ce sont aujourd’hui des éléments qui deviennent littéralement acteurs des transformations de nos milieux.

Il nous faut donc, en quelque sorte, rééduquer notre regard pour pouvoir penser différemment les glaciers (...)

Je prolonge l’hypothèse formulée par [l’anthropologue] Philippe Descola dans Les Formes du visible (Seuil, 2021), selon laquelle notre vision scientifique du monde, aujourd’hui, serait bien plus un effet de peinture que le résultat d’une approche philosophique. C’est à mon sens une question centrale que de se demander si c’est bien la construction de cette réalité picturale qui a façonné nos épistémologies, et non l’inverse. (...)

S’il faut évidemment continuer de se doter de moyens pour mesurer l’évolution de ces glaciers, on constate néanmoins que le champ lexical des sciences de l’écologie a été largement infiltré par les mots du discours économique.

Or ces mots produisent des effets sur nos imaginaires, sur nos façons de penser les glaciers. Ils nous coupent de la possibilité de s’y relier autrement et, de fait, le principe même d’animation de ces entités reste quasi-impensable dans notre société. (...)

Nous savons être normatifs, nous avons quantifié, mesuré, évalué, décrit et défini telle ou telle ressource, tel ou tel stock. Et pourtant, toutes ces entités que nous pensions connaître se disloquent à grand fracas et de manière accélérée. Les forces qui sont à l’œuvre nous dépassent, et continueront de nous dépasser malgré ce qu’en disent les adeptes du techno-solutionnisme. (...)

Nous avons aujourd’hui un problème de méthode : si nous restons coincés dans notre épistémologie habituelle, nous ne pourrons pas répondre à la crise autrement que par du conservationnisme ou de la géo-ingénierie. Re-pluraliser nos modes de relation aux glaciers passe par un travail d’ethnographie, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir documenter toutes les manières différentes de se relier à ces entités – j’utilise ce terme, mais il n’y a pas une seule et bonne manière de les nommer.

Quand vous discutez avec des bergers, des chasseurs, des guides de haute montagne, des grimpeurs, des naturalistes, et que vous leur demandez de décrire leurs attachements à la montagne, vous obtenez des réponses inattendues, bien loin du discours naturaliste classique. C’est toute une constellation qui se dessine, qui ne se résume pas à l’objectivation froide de la montagne. (...)

. Je crois que la montagne est le seul endroit où je peux retrouver ces idées d’ « engagement » et de solidarité qui caractérisent les relations que j’ai pu nouer avec les Even [un peuple nomade d’éleveurs de rennes, ndlr], dans le cadre de mon travail d’anthropologue, au Kamtchatka [péninsule située en Extrême-Orient russe, ndlr]. La notion de risque y est permanente et quasi-quotidienne dans leurs vies. Y faire face demande de tisser de forts liens de dépendance choisie entre humains.

La cordée en montagne, c’est pareil : c’est un micro-collectif en mouvement qui apprend à se faire confiance, à compter l’un sur l’autre pour avancer ensemble sur un terrain instable. (...)

On a beau mettre dans nos gestes toute la puissance dont on dispose, on a beau tenter de tout garder sous contrôle, la montagne risque toujours de nous déborder, de nous surprendre, de nous faire chuter. Il reste toujours une part d’inconnu, même quand les voyants sont au vert et que les conditions paraissent bonnes.

Quand on entre en relation avec la montagne de manière physique, sur le terrain – je veux dire, pas de façon contemplative, en la dessinant ou en l’observant depuis sa chaise – on sent bien qu’il y a quelque chose qui pulse, qui gronde. On comprend que c’est une puissance élémentaire – on peut aussi la nommer ainsi – avec son propre rythme. Ce n’est pas un endroit « sécurisé » fait par et pour les humains. Or, c’est une possibilité de relation à l’altérité dont la modernité a fini par nous priver au fil du temps, et qui ne subsiste que marginalement sur certains territoires peu anthropisés. (...)

Il y a de la fatigue, la tentation de la stupéfaction, voire de l’aphasie devant l’incroyable emballement de la machine. Parler des glaciers quand tous les matins, à la radio, on compte les morts à Gaza et en Ukraine, vraiment ? Oui, parfois, on se dit qu’il vaudrait mieux se taire. Pourtant, justement, je pense que résister à la pétrification, c’est aussi croire aux formes de vitalité qui subsistent ça et là, malgré la violence, la guerre, la mort, malgré toute l’absurdité et l’ignominie des processus de destruction en cours.

À l’écriture, je me suis beaucoup inspirée de René Char, dont j’ai repris plusieurs vers pour scander le texte. C’est le poète de la résistance par excellence, les agencements de mots parmi les plus forts qu’il ait pu écrire l’ont été pendant l’horreur absolue de la Seconde Guerre mondiale, vers 1943-1944. Sa poésie devint l’aiguillon du désir de rester vivant.

« Parler des glaciers quand tous les matins, on compte les morts à Gaza et en Ukraine, vraiment ? »

Les chercheurs, eux aussi, à l’instar de René Char, doivent mettre au travail leur réflexivité, et repenser les idées et les concepts qu’ils manient pour saisir le monde. (...)

Toutes ces questions sur l’habitabilité de la Terre ne peuvent plus être formulées uniquement par des chercheurs, car cela reviendrait à se complaire dans un « extractivisme scientifique » du savoir. (...)

Ces questions doivent se construire avec et sur les territoires, par tous les gens qui sont directement traversés par ces problématiques. La rhétorique de la « co-construction des savoirs » est un peu mise à toutes les sauces aujourd’hui, mais rares sont ceux qui le font vraiment. L’enjeu est pourtant bel et bien que la normativité n’émane pas toujours des mêmes cercles et des mêmes personnes. (...)

Parfois, je me dis qu’on a peut-être mis un peu la charrue avant les bœufs : à quoi bon tenir de grands discours sur le réenchantement du vivant et remettre au goût du jour des manières animistes de se relier aux non-humains si l’on n’est pas déjà capable de dialoguer entre humains et de partager les attachements multiples aux entités qui composent nos mondes ?

Pourtant le changement climatique devrait bouleverser profondément cette perspective, puisque ce sont bien ces entités-là qui se lèvent et menacent nos vies humaines.