
Le philosophe britannique déploie une pensée morbide et élitaire cherchant le chaos pour parvenir à la création d’une « nouvelle espèce » technologiquement formée. Une vision qui inspire plusieurs dirigeants de la Big Tech et certains membres de l’administration Trump.
Depuis que Donald Trump est arrivé à la Maison-Blanche le 20 janvier, une question hante le monde. La nouvelle administration semble tout retourner dans tous les sens. Elle détruit une partie de l’appareil d’État, vidant des agences fédérales entières de leurs financements et de leurs employés. Elle menace l’État de droit, refusant de prendre en compte des décisions de justice sur les expulsions d’étrangers, par exemple. Elle prend des décisions économiques à l’emporte-pièce, revient dessus, les reprend pour les abandonner à nouveau. Elle s’engage dans une forme de contre-alliance avec la Russie contre ses traditionnels alliés…
Bref, le chaos semble s’être emparé de ce centre du monde moderne que sont les États-Unis. Mais ce chaos n’est-il que la conséquence d’une impréparation ou d’une incompétence, ou bien le chaos est-il le but même de la politique menée désormais à Washington ? Pour avoir une partie de la réponse, il faut se plonger dans les influences intellectuelles de ceux qui décident à la Maison-Blanche aujourd’hui ou de leur proche entourage.
Ce courant est très apprécié par les individus les plus libertariens de la sphère technologique comme Peter Thiel, cofondateur de Paypal, ou Mark Andreessen (ce dernier a publié en 2023 un texte très proche des thèses de Nick Land). Politiquement, le vice-président états-unien James David Vance est également sensible à ces thèses.
Pour comprendre la pensée de Nick Land, il faut prendre des chemins tortueux, et pas seulement parce que son style est des plus âpres et, souvent, des plus abscons. Le point de départ de sa théorie est plutôt surprenant. C’est un passage de L’Anti-Œdipe, un texte de 1972 écrit par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ce livre n’a, a priori, rien pour être la source d’inspiration de l’extrême droite anglophone. C’est un livre dirigé contre le pouvoir répressif qui, pour les auteurs, s’incarne dans le freudisme et, en particulier, chez Lacan. Son influence directe pointe plutôt vers les mouvements émancipateurs et la pensée queer.
Mais au détour d’une réflexion sur le capitalisme, les deux auteurs émettent une hypothèse. Et si, pour combattre le mouvement du capital, il fallait « non pas se retirer du procès, mais aller plus loin, “accélérer le procès” ». On n’entrera pas ici dans le détail de ce que Deleuze et Guattari entendaient par cette accélération. Mais cette phrase va inspirer un mouvement de pensée, « l’accélérationnisme », qui, d’abord, comme c’est logique, prend pied à gauche.
L’accélérationnisme de gauche reprend l’idée de Marx selon laquelle la seule limite du capital, c’est le capital lui-même. En hâtant le développement capitaliste, on favorise sa chute et on crée les conditions, notamment technologiques, de son dépassement. Mais Nick Land, lui, s’il revendique cette inspiration de Deleuze et Guattari, interprète de façon entièrement différente cet appel à l’accélération. Et pour le comprendre, il faut revenir sur sa conception du monde décrite dans deux de ses recueils de textes parus en 2012, Fanged Noumena (Urbanomics/Sequence Press, 2012, non traduit) et The Dark Enlightenment (Imperium Press, 2017, non traduit).
La démocratie contre le capital (...)
Dans The Dark Enlightenment, Nick Land décrit en détail ce qu’est pour lui la démocratie. « La démocratie est fondamentalement non productive en ce qui concerne le progrès matériel », estime l’auteur, qui voit dans le système des élections, le choix entre des « voleurs » qui n’ont aucun intérêt à laisser des proies à ceux qui leur succéderont. Le système démocratique serait donc destructeur parce qu’il laisserait le choix à des masses dans lesquelles « l’intelligence rationnelle est rare et anormale ». Incapables de choisir entre des options permettant d’améliorer la situation à long terme, c’est-à-dire de soutenir la valorisation du capital, ces masses choisiraient parmi les voleurs ceux qui leur seraient les plus favorables.
On retrouve là une critique classique de la démocratie par les libertariens et les néolibéraux. Mais qui, concernant Nick Land, s’inscrit dans un antihumanisme fondamental qui, à l’instar d’un Joseph de Maistre, rejette radicalement toute forme d’égalité. Pour lui, l’égalité est un mythe fondateur d’une religion démocratique et gauchiste qui domine la scène politique et comprime, de ce fait, la tendance techonomique.
Le monde et en particulier les États-Unis seraient alors ravagés par cette tendance démocratique destructive dominée par ce que Curtis Yarvin appelle la « Cathédrale », l’empire médiatico-universitaire, un terme repris par Nick Land. Cette « Cathédrale » impose alors sa religion égalitaire en exigeant l’adhésion à ses principes « universels ». (...)
« À mesure que l’État devient Dieu, les hommes dégénèrent dans l’imbécillité », résume Nick Land dans The Dark Enlightenment. Logiquement, dans un tel contexte, l’innovation recule à mesure que la rapacité étatique augmente, et, en conséquence, la croissance se réduit. Il n’y a alors que trois issues.
La première est la reprise de la logique de la modernité à son point de départ dans un autre contexte socio-culturel, par exemple en Chine, mais avec les mêmes suites que la modernité occidentale. La seconde issue est la « post-modernité », dans laquelle, faute de croissance, le malthusianisme est réimposé par la « Cathédrale ». Enfin, la troisième issue, celle qui a les préférences de Nick Land, est une « remise à zéro brutale » (hard reboot) permettant à l’Occident de reprendre les commandes par une crise complète et une désintégration de l’ancienne modernité décadente. (...)
Le projet morbide des élites (...)
Il propose ainsi de soutenir une « fuite en avant cybernétique non compensée », un phénomène qu’il appelle, avec son habituelle limpidité, « téléoplexie ». Cette « téléoplexie » est le mouvement techonomique du capital, c’est-à-dire le développement plein du techno-capitalisme. Pour y parvenir, l’auteur propose une méthode : la « sécession ». Face à la « compensation » démocratique, les élites doivent « sortir » du monde dominé par la « Cathédrale » pour fonder des zones indépendantes où la téléoplexie pourra se développer.
On retrouve ici une des obsessions de l’extrême droite libertarienne récemment mise en avant par Quinn Slobodian dans son livre Le Capitalisme de l’apocalypse. Il faut ici rappeler un point important de la pensée de Nick Land : son fondement racial. Pour lui, la modernité capitaliste a un fondement socio-culturel précis et la force compensatoire, démocratique, qui s’oppose à la techonomie, a un contenu racial : c’est, aux États-Unis, les « Blancs » qui constitueraient l’élite et qui seraient victimes, par les violences urbaines, des attaques des minorités portées par la religion démocratique. (...)
Il s’agit de remplacer la démocratie par une « république constitutionnelle », en réalité une forme d’État-entreprise qui a été théorisée par Curtis Yarvin sous le nom de « néo-caméralisme ». Vient ensuite la « réduction massive » des dépenses du gouvernement et son « confinement rigoureux » à certains domaines. En troisième lieu, il faut restituer la « monnaie forte » et abolir les banques centrales afin d’éviter tout financement de la redistribution démocratique. Enfin, il faudra « démanteler » la capacité financière et macroéconomique de l’État afin de « libérer l’économie autonome ».
Tout cela a cependant un objectif plus important. Nick Land s’inspire de la théorie de l’évolution qu’il modifie à sa façon pour déterminer où l’accélération capitaliste doit mener. Pour lui, il y a dans l’évolution des espèces une phase « adaptative », celle décrite par Darwin, mais aussi une phase « générative » qui induit un changement complet des capacités. Cette dernière phase est menée par une « petite minorité » au sein des espèces. (...)
L’accélération téléoplexique a donc pour fin de parvenir à un « horizon bionique », c’est-à-dire à cette évolution générative qui prend la forme d’une « population qui devient indistincte de sa technologie ». L’horizon du développement capitaliste « libre » est donc celui d’une nouvelle espèce destinée à faire du vieil homo sapiens un « fossile vivant », une « relique ». « La grande route de la pensée ne passe plus par un approfondissement de la cognition humaine, mais plutôt par la déshumanisation de la cognition », explique Nick Land dans Fanged Noumena.
Cette nouvelle espèce issue de la fusion de l’homme et de la technologie est la « singularité techonomique » que poursuit l’accélérationnisme. Elle est, en quelque sorte, la fusion du capital et de l’humanité dans la technologie, ou, plus exactement, comme le souligne le philosophe Mark Fisher, le moment où « les hommes sont des marionnettes de chair manipulées par le capital, leur identité et leur conception de soi ne sont que des simulations dont ils viendront un jour à se défaire ». (...)
Actualité de la pensée de Nick Land
Ce rapide tour d’horizon de la pensée de Nick Land permet de saisir la fascination dont il fait l’objet dans les milieux technologiques. En cela, il vient justifier les recherches des géants du numérique sur le transhumanisme et l’intelligence artificielle, qui chacun à sa manière rêve d’une forme « d’espèce améliorée » où l’intelligence serait focalisée sur la recherche de la valorisation.
Nick Land permet aussi de comprendre comment les Big Tech ont basculé à l’extrême droite. (...)
Bien sûr, Nick Land déploie une pensée morbide. L’inspiration accélérationniste issue de Deleuze et de Guattari n’est qu’une lecture hâtive des deux auteurs qui lui permet surtout de mettre en avant les thèmes classiques de la pensée réactionnaire : l’antihumanisme, l’inégalitarisme radical, la détestation de l’État social et le suprémacisme blanc.
Sa lecture permet de mieux comprendre les contradictions du trumpisme. Une partie de l’entourage du nouveau président recherche bel et bien le chaos pour le chaos, c’est-à-dire la dissolution de la modernité et la poursuite de la sécession des élites. Mais les « Lumières sombres », précisément parce qu’elles constituent une pensée élitaire, entrent en conflit avec le populisme trumpiste, qui limite sa capacité d’action en l’obligeant à maintenir une acceptabilité populaire minimale.
Le trumpisme cherche bien à réduire le champ de la démocratie états-unienne, notamment par la destruction de l’État de droit, tout en maintenant une fiction électorale qui est la marque de l’extrême droite contemporaine. Cette contradiction pourrait se dissoudre dans une vision néo-caméralisme des « Lumières sombres » où l’État deviendrait une entreprise laissant ses « actionnaires » voter en assemblée générale dans le seul intérêt de la valorisation du capital.
En cela, les adeptes de Nick Land ou de Curtis Yarvin peuvent encore proposer des portes de sortie au trumpisme. Sauf que ce mouvement politique n’est pas une « compensation », pour parler comme Land, de « l’imbécillité dominante » de la modernité. Bien au contraire, elle en est, pourrait-on dire, le porte-drapeau. Donald Trump est cette imbécillité faite chef d’État et le chaos qu’il déclenche par ses choix pourrait bien ne pas être le mouvement prétendument régénérateur que le Britannique attend.
La vision de Nick Land vient donc se fracasser sur sa fascination pour les élites capitalistes. (...)
Le monde qu’ils veulent construire n’est pas plus sûr ou plus désirable, il est simplement plus rentable. Et pour cela, ils sont prêts à une gestion purement marchande du monde qui, poussée à son paroxysme, devient ces sursauts absurdes et chaotiques portés par Trump. Ces élites ne sont pas meilleures que ne l’est le peuple et, dès lors, tout élitisme est une impasse morbide.
La connaissance de cette pensée des « Lumières sombres » semble désormais nécessaire à tous ceux qui entendent mener la résistance au trumpisme. Non seulement pour bloquer son projet morbide et chaotique, mais aussi pour s’en servir comme d’un contrepoint afin de développer une nouvelle vision du monde. (...)