
Depuis la réélection de Donald Trump, les courants les plus réactionnaires de la Silicon Valley semblent occuper le devant de la scène à travers des figures comme Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin. Dans leur livre Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir, Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet proposent une radiographie de ce courant politique qui allie vision du monde ultra-réactionnaire et mysticisme technologique exacerbé. Et dont les outils et les idées inspirent de plus en plus la politique de l’administration américaine. Entretien.
Peux-tu commencer par expliquer ce que recouvre, pour vous, cette notion de « techno-fascisme », et pourquoi, selon vous, c’est le terme pertinent pour décrire ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis ?
Olivier Tesquet : Ce qui nous a posé question dans ce terme quand nous nous sommes lancés dans ce livre, c’est évidemment plus le côté « fascisme » que le côté « techno ». Je pense qu’aujourd’hui, on aurait moins d’hésitations à l’utiliser. Quand on voit Trump envoyer la garde nationale à Chicago pour épauler l’ICE, c’est un marqueur assez évident. Mais il y a quelques mois, on s’était demandé : « Retrouve-t-on, dans la situation actuelle, certains des invariants des fascismes historiques ? » Quelques-uns sont apparus assez clairement. Le premier, c’est l’idée d’une contre-révolution contre la modernité politique, imprégnée de l’esprit des anti-lumières. Le deuxième, qui était moins visible à l’époque mais qui le devient de plus en plus, c’est l’idée que la civilisation occidentale serait menacée d’extinction en raison d’une série de périls existentiels – qui vont de l’immigration à la gauche, en passant par les pandémies ou l’intelligence artificielle générale – et que face à cette menace d’extinction, il y a besoin de régénérer le corps national par la purification. Les différentes factions divergent sur le rituel de purification à mettre en oeuvre, mais l’idée est la même. Enfin, il y a le primat de la race. (...)
On a choisi d’utiliser le terme « techno-fascisme », et pas simplement fascisme, parce que la référence à la technologie redéfinit ce fascisme par rapport à ses précédents historiques. Avec le Doge ou le rôle de Palantir, nous avons des exemples très concrets d’une nouvelle architecture du pouvoir en train de se dessiner, un pouvoir techno-fasciste. Le techno-fascisme est aussi un mode de circulation des idées. C’est plus difficile à appréhender parce qu’on est face à une cohabitation entre tout un tas d’idéologies plus ou moins marginales qui vont plus ou moins bien ensemble, qui parfois se frictionnent, mais qui au final coexistent quand même au sein d’un même espace. Ce n’est pas l’idéologie totalisante de certains fascismes historiques. C’est plus une logique de « plug and play », où chacun prend un bout quelque part pour le réutiliser ailleurs, ce qui donne naissance à des sortes de « marques » du techno-fascisme : l’Argentine de Milei, le Salvador de Bukele, la France telle que la rêve Sarah Knafo, peut-être Gaza privatisée en Riviera demain. Dans des environnements différents, ce techno-fascisme s’adapte et prend des formes particulières. (...)
Quelle est la place réelle de ce techno-fascisme dans l’industrie de la tech aujourd’hui ? Quand un Mark Zuckerberg se rallie au trumpisme, est-ce le signe d’une conversion politique ?
Il y a clairement un certain pragmatisme chez les élites financières de la tech, qui sont des capitalistes dont l’objectif est l’accumulation de capital. Ils ont été assez traumatisés par le Covid et par l’administration Biden. C’est pour cela qu’ils ont misé sur Trump, président de la dérégulation. Et, au-delà de ça, ils vivent de la commande publique et avaient tout intérêt à ne pas être en délicatesse avec le nouveau président. Toutes ces scènes d’humiliation collective où ils ont rivalisé de servilité pour prêter allégeance à Trump peuvent se lire à travers ce prisme. Mais pas uniquement. Il y a aussi des liens plus profonds qui renvoient au cœur de la théorie politique de la Silicon Valley.
Les grands patrons de la tech, ceux qui ont un visage public comme les Zuckerberg et les Bezos, ne sont pas des idéologues. Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure ils adhèrent au programme techno-fasciste. Même Elon Musk n’est pas complètement un idéologue. Le cas d’un Peter Thiel, en revanche, est assez révélateur de la circulation des idées techno-fascistes et de l’émergence concrète d’une forme de pouvoir techno-fasciste. (...)
Pour mesurer l’importance de Peter Thiel aujourd’hui, il suffit de prendre deux exemples. D’abord, c’est lui qui a fabriqué politiquement JD Vance, qui a été son employé. Vance fait coexister le monde de la droite religieuse et celui du capital-risque. (...)
Le second exemple, c’est celui de Palantir. Palantir est très vite devenu une grosse entreprise, et aujourd’hui c’est le bras algorithmique de la politique migratoire de Trump. Ce sont les outils de Palantir qui permettent aujourd’hui de traquer ceux qui sont désignés comme des ennemis. (...)
Ils n’ont pas pris le pouvoir complètement et de manière irréversible, mais ils ont mis le pied dans la porte. Et cela a des traductions concrètes, avec le rôle de Palantir dont je viens de parler et la mise en place du Doge. Le Doge est une parfaite illustration du projet politique et le mode opératoire techno-fasciste. (...)
Pour eux, la contre-révolution doit s’opérer de manière cachée entre gens qui parlent un langage commun, non compréhensible par le reste de la population. On n’imagine pas des meetings où ils diraient « Votez techno-fasciste ». (...)
C’est donc une approche très différente de celle d’un Steve Bannon quand il est arrivé avec son Mouvement, en prétendant faire l’alliance de toutes les extrêmes-droites et en visant la conquête du pouvoir. Cela n’a pas marché parce que chacun défendait son bout de gras. Ce qui se dessine avec le techno-fascisme, c’est quelque chose de beaucoup plus souple idéologiquement, de beaucoup plus progressif. Cela ne veut pas dire qu’ils ont un projet ou une stratégie délibérée pour l’Europe. C’est aussi une manière de saper l’Europe de l’intérieur, cette Europe qui veut réguler la tech et l’IA et qui représente tout ce qu’ils détestent, le progressisme et le libéralisme heureux. Ils ont un mépris absolu pour l’Europe, comme on l’a vu que JD Vance a quitté le sommet sur l’IA sans même écouter Ursula von der Leyen. En même temps, paradoxalement, ils restent un peu fascinés par l’Europe et leur projet est tout de même au final de maintenir l’identité européenne des États-Unis. Ils ont un sens de l’histoire qui parfois est un peu particulier...