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partir de rien, exiger tout
Vacarme 81, automne 2017
Article mis en ligne le 12 octobre 2017
dernière modification le 10 octobre 2017

Le community organizing recouvre à la fois des fédérations, une méthode et un champ théorique. Dès la fin des années 1930 aux États-Unis, à l’occasion de luttes urbaines, se gagnent les premières campagnes de revendications dans des milieux soumis à la misère et désabusés. Le courant a été ravivé par les luttes des années 1970 avec des militants comme Edward T. Chambers, John Baumannont, Wade Rathke ou César Chavez. Après avoir mobilisé les ghettos de Chicago, Saul Alinsky publiait en 1971 Être radical. « Partir de rien, exiger tout et en rabattre sur ses exigences pour remporter une victoire. »

En France, l’Alliance citoyenne s’est constituée en 2015 à Grenoble autour de luttes comme celles de la scolarisation de jeunes migrants ou des mobilisations de quartier sur le relogement. Entretien avec Stéphane Lavignotte, un des intiatieurs de l’Alliance citoyenne de Gennevilliers et d’Aubervilliers en région parisenne.

À Aubervilliers et à Gennevilliers, l’Alliance citoyenne lance depuis peu diverses campagnes en appliquant les principes du community organizing. Quand vous êtes-vous lancés dans l’aventure ?

Nous avons commencé le porte-à-porte à Gennevilliers en avril 2015, et notre première mobilisation, très simple, remonte à un an, en juin 2016. Il se trouve que, derrière un immeuble, une zone piétonne était envahie par les voitures. La municipalité promettait depuis des mois d’en réparer les barrières d’accès. Notre idée était simple : comme les enfants jouaient auparavant dans cet espace, nous avons débarqué à la mairie une heure avant le dernier conseil municipal de l’année avec des enfants et des jouets, en annonçant : « Nous jouons ici, puisque nous ne pouvons plus le faire là-bas ». Quatre jours après, nous avions un rendez-vous à l’office HLM. L’action collective est première. Une victoire aussi petite soit-elle est une expérience politique fondatrice, elle crée un savoir.

Comment fait-on pour monter une mobilisation selon les principes du community organizing ? Comment avez-vous construit votre position ? (...)

« Dans le community organizing, nous cherchons moins le rapport de force que le rapport de nuisance. »
Selon la méthode Alinsky, l’organisateur suscite une mobilisation, puis passe le relais à des leaders. Cette forme d’organisation n’est-elle pas vouée à s’effacer localement ?

Pour Saul Alinsky, l’organisateur vient, il organise, puis il repart. Mais la pratique, aux Agnettes et depuis quelques dizaines d’années aux États-Unis, montre qu’une forme de permanence est nécessaire lorsque plus d’un cinquième de nos contacts téléphoniques a déménagé en deux ans ou qu’un mouvement s’essouffle faute de relance. En France, les organisateurs ont souvent cherché à identifier des leaders de quartier qui en deviennent la voix, mais la méthode prône, pour éviter de renforcer des pouvoirs existants et pour susciter de la démocratie entre habitants, de faire émerger des leaders qui ne se voyaient pas comme tels. Il s’agit grâce au porte-à-porte de repérer ceux qui semblent le plus accrocher aux propositions, puis de les associer à l’organisation d’une assemblée de quartier. Les gens travaillent sur les thèmes qui avaient été dégagés lors de l’enquête. D’assemblée en assemblée, certains vont partir, d’autres vont rester, une construction progressive se dessine qui définit vraiment des leaders du quartier. Ceux-ci ont une meilleure compréhension des enjeux, et des échelles : une action doit-elle être menée au niveau de l’école ou de la mairie, ou d’une négociation à l’échelle du département ? Même s’ils tournent, se dégagent alors de ce processus collectif d’autres leaders et une forme d’éducation politique. (...)

Je suis toujours étonné que les gens, quand on fait du porte-à-porte, comprennent plus vite que les militants. Ils partent de considérations simples : « L’union fait la force », « Si on demande seul on n’a rien, mais si on demande à plusieurs on obtient ». Tous l’ont plus ou moins expérimenté — en tant que pétitionnaire, ou en tant que parents d’élèves, ou que syndiqués. Je m’étonne aussi de la méfiance des militants pour un vocabulaire. L’usage du terme « leader » par exemple, qui ne rencontre d’effarement que chez eux, pas chez les habitants, pour qui il y a une évidence : « Un leader n’est pas un chef. Tout le monde n’ose pas se mettre en avant donc nous apprécions que certains choisissent de prendre la parole. » La culture politique des militants fait obstacle à une culture populaire du « ce qu’on doit faire pour se faire entendre » qui puise à une expérience de la vie quotidienne et à un autre militantisme, celui de la cage d’escalier et du parent d’élève. (...)

Les minorités n’ont d’effet de changement sur la majorité que quand il y a dissensus. Le consensus brisé, la majorité n’a qu’une envie, le reconstruire. Elle est alors obligée de faire des concessions à la minorité qui le brise. C’est par le conflit que les habitants qui s’organisent peuvent construire leur pouvoir et se faire entendre. L’émancipation naît de cette compréhension des positions de pouvoir, des intérêts et de l’expérience de la contestation des décisions institutionnelles. Le commun se crée dans la confrontation, puis la négociation : c’est ce que montre Alinsky. Les milieux religieux par exemple ne le comprennent pas toujours aisément, mais le conflit est facteur de démocratie, et d’intégration, il permet d’enrayer la désaffectation. Pour autant, conflit ne veut pas nécessairement dire violence ou agressivité. (...)

Rappelons qu’en France les municipalités ont énormément de pouvoir. Instituer un rapport de force ne garantit donc pas la victoire, cela peut même lui faire obstacle. Le fonctionnement institutionnel est tel qu’il n’existe aucun contre-pouvoir institutionnel ; il est toujours possible pour un maire de négliger une mobilisation d’habitants. S’impliquer dans les actions participe à se défaire de schémas qui sont, au fond, anti-politiques. Quand la politique revient à être avec la mairie ou contre elle, ou pour ou contre l’opposition, très vite s’engage un processus de dépolitisation qui participe du clientélisme ou de la reproduction de réseaux. (...)

Même s’il y a un racisme, expression des différences, l’organisateur peut veiller à ce que les gens autour de la table, issus de toutes les générations et populations, dépassent l’expression des différences. Une valeur de diversité s’exprime alors, qui se construit avant de s’énoncer. (...)

Aux Agnettes il y a deux populations, les vieux ouvriers blancs à la retraite issus des usines de Gennevilliers, et les populations issues de l’immigration présentes en France depuis deux ou trois générations. C’est parfois difficile. Une partie des premiers disent « on n’est plus chez nous » ; les seconds « on n’est pas encore chez nous alors qu’on est la troisième génération ». Parfois c’est électrique. Quand par exemple quelqu’un issu de l’immigration dit qu’il en a assez de tel ou tel problème, il s’entend dire « vous n’avez qu’à rentrer chez vous ». Mais quand les gens se mobilisent ensemble sur les cages d’escalier ou les ascenseurs, une cause commune se forme ; des gens qui n’en avaient jamais eu l’occasion se retrouvent autour d’une même table.

Par ailleurs nous travaillons à faire en sorte que les colères soient horizontales et non pas verticales. À essayer d’identifier le problème qui se loge derrière « les jeunes en bas font du bruit » ou « la cuisine des voisins sent vraiment trop mauvais », la question se reporte sur la mairie. Pourquoi les jeunes sont là et font du bruit ? Parce qu’ils n’ont pas où aller, ils n’ont pas de local. Dégager ces éléments va d’une certaine manière être producteur de valeurs. C’est une méthode d’éducation populaire qui n’exclut pas les disputes. Faisons d’abord. Discutons après. La solution est toujours identique : faire faire et faire vivre les choses aux gens permet qu’ils se les approprient.