
Dans son court mais cinglant « Soyons woke », le philosophe récuse point par point toutes les représentations obsessionnelles à l’encontre d’une jeunesse qui, elle, sans le revendiquer, exerce précisément la raison critique contre toutes les dominations.
S’il y a bien un champ ravagé par l’enflure et l’esbroufe aujourd’hui, c’est celui de la lutte contre ledit « wokisme » : largement fabriqués à partir de « faits alternatifs », les ouvrages dénonçant un nouveau « totalitarisme » paraissent à flux continu, se revendiquant souvent de l’héritage des Lumières.
Philosophe et co-animateur du collectif Les mots sont importants, Pierre Tevanian s’attelle avec minutie et patience à défaire ce rapt proprement insensé dans son dernier livre, Soyons woke, sous-titré Plaidoyer pour les bons sentiments. Une contribution bienvenue, aiguisée et parfois vengeresse dans cette guerre déclarée par les réactionnaires contre l’égalité et la justice sociale… (...)
Comment sortir d’un champ lexical aussi savamment piégé ?
Je fais cette proposition : le « wokisme » désignant la valorisation de l’éveil et de la vigilance éthique, l’antiwokisme est donc une valorisation de l’assoupissement et du sommeil de la raison. C’est un sleepisme ! Au-delà de la pirouette, destinée, elle aussi, à réveiller les esprits, mon livre vise à rétablir certains faits : le « wokisme » n’existe pas comme courant, avec des dirigeants ou un clergé, et lesdits « wokistes » n’ont ni l’intention ni le pouvoir de lyncher leurs adversaires, d’interdire leurs livres ou d’annuler leurs événements.
Tout juste peuvent-ils chahuter ou obtenir un report. Ceux qui ont vraiment ce pouvoir, et qui ne se privent pas de l’exercer sous toutes ses formes, ce sont plutôt les défenseurs de l’ordre établi, et souvent à la demande des antiwokistes ! (...)
on peut se demander si ça ne devrait pas être normal qu’une conférence transphobe, par exemple, soit empêchée de se dérouler « normalement ». S’opposer par la manifestation, par la contre-argumentation, ou la satire, ou la plainte en justice en cas d’incitation à la haine et à la violence, cela me paraît parfaitement légitime dès lors qu’on a affaire à des discours éminemment toxiques – offensants, injurieux ou humiliants : on peut tout à fait comprendre que celles et ceux qui subissent ces discours et leurs effets sociaux très concrets – des agressions et des discriminations – n’aient pas envie de subir en silence.
Cela n’a rien d’américain ni de récent, et cela ne tue pas la démocratie. C’est au contraire dans le droit fil des traditions progressistes, de toute éternité, en France et au-delà : le but a toujours été de défaire les structures étatiques, sociales, idéologiques et culturelles qui assoient l’oppression raciste, sexiste, de classe ou autre… Cet horizon d’abolition de l’oppression est au cœur de toutes les traditions de gauche. C’est cette évidence que les antiwokistes s’évertuent à démolir, et qu’il faut donc défendre aujourd’hui. (...)
ce que font les antiwokistes avec la philosophie des Lumières est ni plus ni moins que de l’appropriation culturelle. Ils accaparent leur héritage et en font un usage purement instrumental pour se grimer en héros de la libre pensée, mais à contre-emploi et à contresens. (...)
Il n’a cessé de remettre en cause radicalement les oppositions entre vie et mort, entre homme et animal et entre homme et femme. Si l’on ajoute son anticolonialisme assez radical, Diderot correspond en tous points au portrait-robot du wokiste décolonial et éco-végano-terroriste le plus diabolique. Et l’on peut généraliser : les antiwokistes ne jurent que par les philosophes des Lumières, mais ils ne font que jurer par eux pour donner du cachet à leurs délires obscurantistes. Ils ne les lisent pas. (...)
La « raison » qu’invoquent les antiwokistes n’est pas celle qui défie la pseudo-naturalité de l’ordre des sexes ou de l’économie de marché, mais celle qui la déifie. Ce qui conduit ces antiwokistes à endosser la transphobie, l’antiféminisme et le capitalisme les plus viscéraux et irrationnels. Bref : à l’opposé des philosophes des Lumières, ces gens ne luttent pas pour plus de droits et moins d’arbitraire du pouvoir, mais contre ces droits et pour cet arbitraire. Et ils le font avec férocité. (...)
Les antiwokistes sont en guerre ouverte contre la « bienveillance », un mot dont ils aiment ricaner. Ils ne cessent de dénoncer la « tyrannie » de la douceur que répandrait une « génération offensée », « susceptible », « hypersensible ». Et ils ne cessent de répéter qu’« on ne fait pas » du bon art ou de la bonne politique « avec des bons sentiments ». (...)
Cela aussi, c’est vieux comme le monde : ricaner de ceux qui se battent pour des idéaux. Ce ricanement, on le trouve déjà au XVIIIe siècle, chez les ennemis de la philosophie des Lumières. Ceux qui s’appelaient eux-mêmes les « anti-philosophes ». Cette capacité de ricaner opposée à l’esprit de sérieux des « belles âmes » progressistes, c’est un lieu commun très ancien de la pensée réactionnaire, des « anti-philosophes » aux « hussards »…
Au passage, l’idée que le rire serait par nature émancipateur, et que tout rire devrait être valorisé, protégé et encouragé, est une idée monstrueuse. Jean Hatzfeld, dans son livre sur le génocide des Tutsis au Rwanda, rappelle des témoignages glaçants, qu’on retrouve sur les autres génocides : c’est parfois dans l’hilarité que les massacres étaient perpétrés. (...)
Je parle de la tradition philosophique des Lumières, parce que, justement, elle s’est beaucoup intéressée à ce qu’on appelait alors les « sentiments moraux ». Tout ce que vomissent leurs pseudo-héritiers antiwokistes : la « sentimentalité » et « le moralisme ». Rousseau parle de « pitié », Hume de « sympathie », plus tard, on parlera de « compassion », aujourd’hui on dit « empathie », mais ce qui est désigné par ces mots est sensiblement la même chose : un souci du prochain perçu comme un semblable, voire un égal.
Une capacité à partager sa souffrance et à se mettre en mouvement pour le secourir et faire cesser cette souffrance. C’est cela qui fait ricaner, mais aussi enrager et frémir de peur nos antiwokistes ! Elon Musk l’a énoncé après tant d’autres : « L’empathie est la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale. » C’est cela que j’appelle le nouveau sens commun immoraliste : cette idée que les bons sentiments ne sont pas nécessaires, et même qu’il est nécessaire de les faire taire. (...)
ne vaut-il pas mieux être wokiste que sleepiste ? Qu’est-ce qu’il y a de mal à garder l’égalité comme boussole ? Qu’est-ce qu’il y a de violent à ne plus accepter qu’un certain nombre de personnes subissent des propos et des actes qui les brutalisent, les écrasent et les étouffent ? Si refuser tout cela, c’est être woke, eh bien, soyons-le sans hésiter !