
Madeline est directrice du département juridique de la filiale française d’une multinationale japonaise1. Près d’une vingtaine de personnes, secrétaires, analystes financiers et avocat·es, travaillent sous ses ordres. À l’exception du personnel de sécurité et de ménage, elle est la seule salariée noire de l’entreprise. Les personnes qui l’ont embauchée sont étasuniennes et japonaises. Ses employeurs sont très satisfaits de ses compétences et de son travail. Pourtant lorsqu’elle se déplace en Suisse ou au Luxembourg pour représenter le groupe afin d’établir de gros contrats, elle rencontre toujours des réactions spontanées, souvent contenues, parfois explicites, d’étonnement. Elle n’est jamais celle à laquelle client·es ou collaborateur·trices s’attendaient a priori. Ce qui dans ce monde très socialement privilégié peut occasionner quelques quiproquos. Les contrôleurs de train inspectent méthodiquement ses papiers d’identité lorsqu’elle voyage en classe business.
(...) Elle est très souvent suivie de près par les vigiles qui anticipent un possible vol ou alors les vendeuses s’adressent spontanément à elle en anglais, persuadées qu’elle est Africaine-Américaine. Pourtant, Madeline est d’origine guadeloupéenne, donc Française.
Maman d’une petite Ana de 10 ans, elle reçoit aussi les plaintes de sa fille qui s’est vue écartée d’un concours très sélectif de danse classique en raison de ses courbes, jugées trop « généreuses pour une fillette de son âge », et de sa coiffure, tenue pour non conforme aux exigences de la scénographie d’un prestigieux ballet (...)
Ces situations saturent la vie quotidienne de cette Française cadre supérieure racialisée comme noire dans ses activités les plus ordinaires, qu’elles soient professionnelles, familiales ou de loisir. Leur accumulation et leur caractère routinier décrivent ce que Philomena Essed qualifie de « racisme quotidien », objet du présent livre, qui définit aussi ce que c’est d’être « racisé·e », terme issu de la sociologie française entré au dictionnaire de la langue française en 2019. (...)
Basé sur une enquête qualitative par entretiens approfondis et non-directifs conduits à la fin des années 1980 auprès de 55 femmes afro-descendantes diplômées du supérieur, réparties entre les Pays-Bas et les États-Unis (la Californie),Comprendre le racisme quotidien est devenu un classique de la sociologie du racisme et des études de genre outre-Atlantique en raison de son approche novatrice du racisme et des dynamiques de racialisation.
En s’inscrivant au croisement de la psychologie sociale, de la sociologie et de l’analyse de discours, ce travail venait bousculer les approches dominantes du racisme et des relations entre groupes racialisés qui se concentraient le plus souvent soit sur l’étude des préjugés et des croyances raciales, soit sur l’étude des manifestations institutionnelles du racisme, notamment sous le prisme de l’approche par les discriminations et les politiques publiques.(...)
Le choix de comparer, au niveau de la recherche doctorale dont sera plus tard tiré ce livre, l’expérience vécue de femmes afro-descendantes diplômées des Pays-Bas et des États-Unis ne doit rien au hasard. Il s’agissait pour la jeune chercheuse, d’une part de contourner l’idée admise que le racisme relevait d’une idéologie du rejet ou de la haine peu présente parmi les élites occidentales cultivées, dites éclairées et progressistes, et d’autre part, de contester l’autre idée de sens commun selon laquelle le racisme se traduirait essentiellement par des discriminations, c’est-à-dire l’inégal accès à des droits et à des opportunités (logement, travail, accès à la santé, etc.).
En se penchant prioritairement sur des femmes noires et métisses de classe moyenne supérieure, souvent universitaires, la sociologue s’est de surcroît donné les moyens d’abstraire l’interprétation de l’expérience de la racisation de logiques d’infériorisation d’emblée déterminées par les conditions socio-économiques de vie des personnes qu’elle a interrogées. (...)
Ainsi, là où d’aucuns voudraient voir des logiques de race dans la production des discriminations et des inégalités sociales se trouverait en vérité une reconfiguration de la lutte des classes (...)
Enfin, focaliser l’analyse sur les femmes a pour autre vertu heuristique d’inscrire la compréhension du racisme de facto dans sa relation coextensive avec le genre. (...)
Traduit en français plus de trente ans après sa publication à l’attention d’un lectorat francophone, les analyses de Philomena Essed font étrangement écho à des débats français incessants. On trouvera en effet de nombreux traits communs entre ce qu’elle décrit de la société néerlandaise du tournant des années 1980-1990 et la société française d’aujourd’hui, plus de vingt ans après le début du 21e siècle. (...)
Dans le fond, la notion de « racisme quotidien » théorisée par Philomena Essed perturbe un consensus d’ordre psychologique, en même temps qu’un dogme moral – fruit de l’éthos des démocraties dites « modernes » –, en vertu duquel le racisme serait une réalité du passé et ses résurgences, la pure expression de l’attachement anachronique à de « vieilles idées » antimodernes, à des « passions tristes » dont les groupes minoritaires construits en bouc-émissaires seraient les cibles privilégiées. Ce mot de « racisme » serait donc bien malvenu dans une république qui fonde son pacte social sur le lien civique entre des individus abstraits, toutes et tous membres d’une même communauté d’égaux. (...)
Silyane Larcher
Chargée de recherche au CNRS en sciences politiques et professeure associée en Études de genre et des sexualités à l’université Northwestern (États-Unis)
Philomena Essed : Comprendre le racisme au quotidien
Edition établie par Damien Trawalé
Traduit de l’anglais par Damien Trawalé et Patricia Bass
https://www.syllepse.net/comprendre-le-racisme-quotidien-_r_22_i_1072.html