
En septembre 1974, lors d’une manifestation à Londres, Stuart Hall prononça un discours en soutien à son camarade caraïbéen Walter Rodney, un intellectuel du Guyana alors persécuté par les autorités de son pays. Dans la version révisée de ses notes, récemment découverte, le sociologue jamaïcain développe une vision radicalement politique du rôle de l’intellectuel.
S’étant vu offrir en 1974 un poste de professeur à l’université du Guyana, Rodney avait démissionné de l’université de Dar es-Salaam, en Tanzanie. Alors qu’il était sur le trajet du retour pour rejoindre sa femme, Patricia, et leurs enfants, Rodney fut informé que l’offre avait été annulée sous la pression du gouvernement du Premier ministre du Guyana, Forbes Burnham. La manifestation londonienne « Réintégrez Walter Rodney maintenant ! », à l’occasion de laquelle Stuart Hall prononça, en septembre 1974, le discours que nous publions ci-dessous, ne fut qu’un épisode parmi d’autres d’un mouvement de solidarité mondiale en faveur de Rodney, qui avait acquis une réputation internationale grâce à la publication de The Groundings with My Brothers et Comment l’Europe sous-développa l’Afrique
Ses travaux universitaires portaient sur le « système capitaliste colonial ». Cependant, Rodney affirmait également que l’indépendance formelle, y compris celle du Guyana, ne constituait pas l’aboutissement de la lutte anticoloniale : au contraire, elle avait entraîné l’ascension d’une classe dirigeante – dont le régime de Burnham était un exemple – qui parlait le langage de la libération nationale et des mouvements socialistes tout en défendant des intérêts contraires à ceux des ouvriers et des paysans. L’indépendance, avertissait Rodney, n’avait pas fondamentalement modifié la « carte du monde » ni les conditions matérielles des masses.
L’année 1974 fut un moment historique décisif, ou, comme diraient Hall et Rodney, une conjoncture. Cette année-là, Rodney est devenu membre de la Working People’s Alliance (Alliance du peuple travailleur) nouvellement formée au Guyana, une alliance multiraciale de classe créée pour résister à la dictature de Burnham soutenue par les États-Unis. L’organisation contestait les discours nationalistes du régime Burnham, qui présentaient les conflits raciaux entre les travailleurs africains et indiens comme des caractéristiques inéluctables de la société guyanaise. À cause de ce travail, Rodney et ses camarades ont été victimes de multiples arrestations et de harcèlement. (...)
Aujourd’hui, l’héritage de Hall et de Rodney démontre la nécessité pour les intellectuels organiques de s’opposer au nationalisme autoritaire et de bâtir une solidarité mondiale. Plus d’un demi-siècle après le discours de Hall et quarante-cinq ans après l’assassinat de Rodney, leur travail s’illustre avec une clarté remarquable dans notre époque marquée par la résurgence du fascisme.
Le texte suivant est publié avec l’autorisation de la succession de Stuart Hall et avec le généreux soutien du professeur Nick Beech du Stuart Hall Archive Project. (...)
Il est profondément consternant de constater que tout l’appareil répressif du pouvoir a été hérité par les Noirs des Blancs et appliqué exactement de la même manière. Mais c’est une question à laquelle il faut faire face et qu’il faut traiter. La lutte pour défendre Walter Rodney contre cet exercice délibéré et arbitraire du pouvoir coercitif n’est qu’un épisode de cette lutte plus longue. C’est de cette lutte plus longue – la lutte pour « faire la révolution dans les Caraïbes » – que sa vie et son œuvre témoignent, et c’est à elle que Rodney continue de nous inviter.