
Au Kurdistan de Syrie, entre le feu turc, le pouvoir de Damas qui refuse tout scénario confédéral et le message historique d’Abdullah Öcalan appelant le PKK à déposer les armes, les Kurdes veulent défendre l’autonomie de fait, conquise depuis 2013, et la révolution des femmes qu’elle a rendue possible.
(...) Le vieux leader, accusé de terrorisme par Ankara, n’a pas été autorisé à parler en personne. Ce sont des députés du DEM, le parti turc pro-kurde, qui ont lu ses mots, après lui avoir rendu visite dans la prison où il est détenu depuis vingt-six ans. Seule concession des autorités turques : une photo d’Öcalan a été diffusée. La première depuis son incarcération. À la joie de voir le visage de leur figure tutélaire, dont d’anciens portraits trônent dans les rues et les maisons, a succédé la stupéfaction. (...)
« OK, c’est ce qui était attendu, mais c’est un choc immense. Nous ne pouvons pas déposer les armes en Syrie. Nous sommes sous le feu des Turcs et sous la menace des djihadistes », réagit Nupelda Khalil, les larmes aux yeux, tandis que Siliva Shourash, dont la petite sœur a rejoint le PKK dans les montagnes d’Irak, garde le silence, décontenancée.
À l’arrivée à Hassaké, où des bombardements turcs ont tué douze personnes la veille, des combattants kurdes et des bergers, les deux jeunes femmes, biberonnées depuis l’enfance à la résistance kurde et aux écrits d’Öcalan, n’ont pas traîné dans les rues. Pas d’humeur à festoyer. (...)
À Hassaké, ce sont surtout des rafales de tirs à l’arme automatique qui ont ponctué la nuit. Un message clair des Forces démocratiques syriennes (FDS, bras armé de l’administration autonome kurde de Syrie, qui contrôle une grande partie du nord-est du pays) et des asayich (la police kurde), mais aussi de civils qui ont sorti les fusils pour clamer : « Nous ne déposerons pas les armes. »
Un avenir plus que jamais brouillé
Un message dans la droite ligne de la réaction du chef des FDS, Mazloum Abdi, postée sur le réseau social X : « Le discours d’Öcalan s’adresse au PKK et concerne une affaire interne turque » – et pas les Kurdes de Syrie. Dans la soirée, le ton était plus nuancé. Mazloum Abdi a salué une « annonce historique » qui « appelle à la fin de la guerre en Turquie » et constitue « une opportunité de construire la paix dans la région ».
Trois jours plus tôt, à Qamichli, la capitale du Rojava, à la lisière de l’Irak mais aussi de la Turquie et de son mur, financé avec des fonds européens, qui sépare des villages kurdes, Nupelda Khalil, Siliva Shourash et leurs collègues du Kongra Star, la coalition féministe du Rojava, tentaient déjà de relativiser l’annonce à venir d’Öcalan, tout en le vénérant pour son legs aux causes kurde et féministe. (...)
« Un centre de désintoxication du patriarcat » (...)
À Jinwar, on forme aussi les jeunes garçons à être féministes, « à avoir du respect et de l’amour pour les femmes ». On dégenre les activités, les possibles. Les filles apprennent les sciences et techniques, les garçons, le soin.
Salwa Rashid est venue à Jinwar portée par « le meilleur des projets politiques » : Femme, vie, liberté. Archiviste pour le Kongra Star, elle a beaucoup lu Öcalan, qui s’est inspiré des théories de l’écologiste libertaire américain Murray Bookchin. Elle voulait que ses filles et son fils cessent de grandir dans le système patriarcal et capitaliste. Son mari est mort en 2016 dans l’une des batailles contre Daech, entre Alep et Afrin.
On doit faire entendre nos voix et refuser d’être réduites au silence.
Ilam Emer, cofondatrice de la maison des femmes de Qamichli (...)
À la maison des femmes de Qamichli, on combat les crimes d’honneur encore trop nombreux, la polygamie, les violences domestiques, sexuelles, ce mantra patriarcal qui considère que les femmes et les filles appartiennent aux hommes de la famille, et on promet de ne pas laisser tranquille Ahmed al-Charaa. (...)
Emprisonnée en 1989, sous le régime d’Hafez al-Assad, deux fois, pour son activisme féministe kurde, Ilam Emer était ressortie les os brisés. « Pendant quatre mois, je ne pouvais pas marcher, je devais marcher à quatre pattes. » Qu’importe le traumatisme, elle affirme « avoir plus peur de Joulani que du régime Baas » : « Les hommes autour de Joulani ont tué beaucoup de femmes. Tu ne peux pas ignorer qu’ils ont violé tes filles, tes amies, tes voisines. » Elle aussi cite Abou Hatem Chakra. Elle aussi s’inquiète de perdre les acquis. (...)
Elles ont ouvert la maison des femmes en 2011, et accueillent toutes les confessions, les communautés. Depuis, d’autres ont essaimé partout au Rojava, même là où le danger était extrême, dans des villes alors assaillies par Daech, comme Afrin, Kobané, Deir Ezzor, Raqqa. « Notre boussole, c’est la libération des femmes et la justice. Si on apprend qu’un mari a tué sa femme au nom “de l’honneur”, qu’il a payé la famille de celle-ci avec “l’argent du sang” pour court-circuiter la justice, on saisit les autorités », explique Ilam Emer.
Elle porte le voile, signe de sa foi, prône « l’islam démocratique, pas l’islam sali par les djihadistes qui décapitent, ou les partisans de Joulani qui brisent des croix ». Elle tient à le préciser, comme pour montrer une lignée féministe qui ne se focalise pas sur un morceau de tissu, loin des instrumentalisations islamophobes de l’Occident, qui, du Rojava, ne retient souvent qu’une fascination pour les combattantes kurdes qui prennent les armes. « Personne ne m’a obligée à mettre le foulard, c’est moi qui l’ai décidé. »
Quarante ans de combat féministe (...)
Elles ont créé le réseau en 2017 « pour faire entendre la voix des Syriennes ». Ce ne fut pas simple. Certaines craignaient de finir dans les geôles du régime Assad en s’engageant. Et puis, il a fallu franchir le mur des hommes, qui « n’acceptent pas facilement que des femmes s’entendent et prennent des décisions sans en référer à eux ».
Des terres aussi à protéger
À Tabka, dans la province de Raqqa (nord), où l’État islamique avait là aussi semé la terreur, un contre-projet est né après le siège djihadiste et s’est heurté au même mur : Zenoubia, une association de femmes arabes, issues principalement de milieux populaires, qui ont repris à leur compte le slogan kurde Femme, vie, liberté. Réunies dans la cour de leur local, où le soleil les réchauffe du froid glacial, sous des fanions à l’effigie d’Öcalan, une dizaine d’entre elles, jeunes et moins jeunes, racontent la révolution à l’échelle collective et individuelle. (...)
Aujourd’hui, l’installation stratégique, vitale pour la population, est menacée par la Turquie et ses supplétifs de l’ANS. Comme un autre barrage, celui de Tichrine, au nord-ouest, dans la région de Manbij, ville tombée aux mains de l’ANS, à la frontière turco-syrienne. Après « l’État de barbarie » des Assad, celui de Daech, l’occupation kurde, la population, privée d’électricité, soumise aux feux des drones et des attentats à la voiture piégée, ne connaît pas de répit. (...)
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Alors que la répression se durcit et qu’Ankara menace d’intervenir en Syrie, le fondateur du PKK, Abdullah Öcalan, a appelé à l’abandon des armes et à la dissolution de l’organisation. Sans qu’aucune contrepartie accordée par Ankara se dessine. (...)
Interrogations et scepticisme
Lu d’une voix mal assurée et accueilli par des applaudissements polis, le court texte appelle à la fin de la lutte armée et à la dissolution du PKK, rejette toute solution fédérale ou autonomiste de la question kurde, au profit de la « paix », de la « démocratie » et de la « fraternité ». Les raisons de cet accueil mitigé parmi un public pourtant entièrement acquis à la recherche d’une paix durable sont qu’il ne fait mention d’aucune contrepartie de la part de l’État turc.
Au contraire, le gouvernement islamo-nationaliste a accentué ces derniers mois la répression contre le mouvement kurde, visant les élu·es et militant·es du DEM, mais aussi avocat·es ou journalistes. Lors de la dernière vague d’arrestations, le 18 février, soixante personnes – militant·es du DEM mais surtout des allié·es des partis de la gauche radicale turque – ont été interpellées à leur domicile.
Rien, donc, sur les droits culturels des Kurdes, notamment sur le statut de la langue kurde. Rien non plus sur l’avenir des prisonniers politiques. Reste à savoir comment la direction du PKK, repliée dans les monts Qandil en Irak, où l’armée turque peine à s’aventurer dans les tunnels creusés dans les montagnes, va accueillir l’appel du fondateur. Difficile, en effet, d’imaginer les membres du PKK quitter leur maquis ou descendre des montagnes sans contreparties ou garanties de sécurité. (...)
C’est d’ailleurs autour de la Syrie qu’avait échoué le précédent processus de paix entre l’État turc et le PKK, entamé par des négociations secrètes en 2009, puis officielles à partir de 2013. Les attaques des djihadistes de l’organisation État islamique (EI) contre les Kurdes de Syrie, puis les attentats djihadistes visant le mouvement kurde de Turquie, avaient suscité la révolte d’une partie de la jeunesse kurde, accusant la Turquie de passivité, voire de complicité avec l’EI.
Empêcher une offensive en Syrie ?
Sous les lustres de l’Elite Word Hotel, beaucoup espèrent que l’appel d’Öcalan permettra au moins d’empêcher une offensive militaire turque sur le nord-est de la Syrie. Après avoir échoué à convaincre le nouveau pouvoir islamiste de Damas d’attaquer les Forces démocratiques syriennes, et alors que ses mercenaires peinent à prendre pied sur les rives du fleuve Euphrate, Ankara menace d’intervenir directement pour défaire les FDS.
Le pouvoir turc tente pour cela d’obtenir du président des États-Unis, Donald Trump, un retrait des troupes américaines présentes dans la zone pour soutenir les FDS dans leur lutte contre l’État islamique. Quelques heures après la déclaration, Mazloum Abdi, le chef des FDS, qui était très proche d’Öcalan lors de son séjour syrien dans les années 1990, a précisé qu’il n’entendait pas désarmer ses forces : « L’appel à déposer les armes du PKK le concerne lui et ne concerne pas nos forces », a-t-il précisé. (...)