
Cela fait un mois que la commission d’enquête sur Bétharram a publié ses conclusions, sans provoquer la moindre annonce au sommet de l’État. Le pouvoir mise tout sur notre capacité collective, éprouvée après chaque scandale depuis des décennies, à replonger dans l’oubli et le déni.
Vraiment ? En avril 2022, en campagne pour sa réélection, Emmanuel Macron avait fait de la protection de l’enfance son « grand combat », sa nouvelle cause nationale, après celle de « l’égalité entre les femmes et les hommes ». « Il nous faut protéger nos enfants des violences qu’ils subissent, avait clamé le président de la République. De tous ceux qui, dans les silences trop longtemps tenus, ont commis le pire et continuent d’abuser d’eux. »
Le chef de l’État semblait même ému : « Je sais… Je sais parce qu’à travers le pays, tant de fois, [certains] m’ont tiré la manche pour me confesser ce qu’ils avaient vécu, avec la honte de l’avoir vécu, avec la douleur […] de n’avoir trouvé aucune oreille pour l’entendre, aucun adulte pour le recevoir. Cette honte-là, elle changera de camp. » Par quel miracle, monsieur le président ?
Car un mois est passé depuis que la commission d’enquête post-Bétharram de l’Assemblée nationale a publié son rapport final, avec cinquante recommandations visant à tirer les leçons du scandale, adoptées sans qu’un·e seul·e député·e ait voté contre. Et depuis ? Tout juste, la ministre de l’éducation nationale Élisabeth Borne a-t-elle remis en scène quelques mesures déjà annoncées et jugées insuffisantes par les parlementaires. Mais au sommet de l’État ? Rien. (...)
À Matignon, certes, François Bayrou n’avait cessé de disqualifier la commission d’enquête, dont les travaux ont confirmé combien il avait menti en niant avoir été informé, dans les années 1990, des violences commises à Bétharram.
Mais tout de même, le premier ministre aurait pu tenter de reprendre la main – sinon un peu de hauteur – en dégainant des moyens pour le repérage des victimes à l’école, pour la police, la justice… Non seulement il n’en est rien, mais il n’a pas daigné reparler, depuis un mois, des pistes qu’il avait lui-même esquissées en plein cœur du scandale (la création d’un « conseil des victimes » et d’un fonds d’indemnisation), déjà mises en bière.
Quant à Emmanuel Macron, il est sorti de son mutisme, le 16 juillet, pour ne rien annoncer. Pire : pour annoncer qu’il ne ferait rien. « Il faut accompagner les victimes et leurs familles, et que partout où la justice puisse passer, elle passe », a-t-il seulement indiqué. (...)
Quand l’amnésie tient lieu de politique
Ainsi, le 16 juillet, le président de la République a clos la « séquence Bétharram », profitant bizarrement d’un déplacement à Lourdes (Hautes-Pyrénées), « trésor de notre histoire » et sanctuaire catholique, à 15 kilomètres à peine de l’établissement où des enfants ont vécu l’enfer pendant des décennies. Comment ne pas y voir un affront ? Qu’importe… La France est officiellement invitée à passer à autre chose, à laisser se réinstaller le silence. La République a déjà fini d’écouter.
Elle est d’ailleurs coutumière de ce geste : recouvrir les violences faites aux enfants d’un voile « pudique » après chaque scandale national, pour mieux replonger dans le déni (...)
Dans son rapport, la commission d’enquête Bétharram estime ainsi que la France a déjà connu, il y a un peu moins de trente ans, « un #MeToo de l’enseignement public » – une expression volontairement anachronique visant à nous interpeller. Les député·es font là remonter à la surface un « moment » des années 1990 qui a failli être décisif dans la lutte contre les violences faites aux enfants – failli seulement. Ce précédent, l’exécutif s’honorerait à l’examiner de près.
L’Éducation nationale change de braquet
À l’époque, alors que François Bayrou est ministre de l’éducation nationale (1993-1997), de premières révélations touchent, comme on le sait, des internats catholiques (à Bétharram ou Pélussin), mais en réalité, des scandales éclatent surtout dans des établissements publics.
En mars 1997, par exemple, deux proviseurs et des enseignants sont confondus pour des achats de cassettes pédopornographiques. En avril, l’affaire de Cosne-sur-Loire (Nièvre) explose, dans laquelle un instituteur est poursuivi pour des agressions sexuelles et viols perpétrés pendant des décennies. En mai, alors que le président de la République Jacques Chirac vient d’annoncer la dissolution de l’Assemblée nationale et que François Bayrou achève son passage rue de Grenelle, deux directeurs d’écoles primaires des Yvelines et de la Manche sont mis en examen, de même qu’un enseignant dans l’Aude.
Sous pression, le ministre Bayrou signe une première circulaire indigente, en 1995, puis une seconde juste avant son départ, incitant les personnels à faire des signalements. Mais « il ne faut pas non plus entretenir le soupçon, relativise-t-il dans les médias. Des déclarations peuvent tuer, ce sont des armes mortelles... » Le risque qui l’obsède : que des enseignants accusés à tort se suicident. (...)
Il faut la victoire de la gauche aux législatives de juin 1997 et l’arrivée de la socialiste Ségolène Royal pour que l’Éducation nationale change de braquet. Dès l’été, une nouvelle circulaire sans fard use pour la première fois du mot « pédophilie » et fixe la priorité sans ambiguïté : « La parole de l’enfant qui a trop longtemps été étouffée doit être entendue et écoutée. »
L’ancêtre de la commission Bétharram
Surtout, dans la foulée, la gauche plurielle lance une commission d’enquête à l’Assemblée nationale sur les droits des enfants – l’ancêtre de la commission Bétharram, en quelque sorte. Vu l’importance, elle est confiée à un ponte du PS, le député Laurent Fabius, alors patron du Palais-Bourbon.
À ses membres, la ministre Ségolène Royal vient expliquer qu’il ne se passe pas une journée en France sans que surgisse un cas de « pédophilie » et livre des chiffres-choc : 300 affaires en cours dans le primaire, 45 dans le secondaire.
Avec le recul, on est frappé par les résonances entre cette commission d’enquête « version 1998 » et celle de 2025. « Notre société doit apprendre ou réapprendre à écouter et à parler », écrit déjà Laurent Fabius, dans le rapport final. (...)
Verdict ? Vingt-sept ans plus tard, nous avons omis d’agir – ou alors à la marge – pour venir au secours des cohortes de victimes.
Les contre-feux
C’est que « l’épisode » de 1997-1998 a été immédiatement suivi de l’affaire d’Outreau, un fiasco qui a débouché sur une série d’acquittements et a jeté le discrédit sur la parole des enfants. Nombre de commentateurs se sont empressés de regretter que celle-ci ait été trop « sacralisée » ; les contre-feux habituels ont été allumés. (...)
Ainsi, en 2025, confronté à l’affaire Bétharram, François Bayrou peut-il prétendre aborder « un continent inconnu », et certains médias « découvrir » l’ampleur des violences faites aux enfants, dans un éternel recommencement.
« La partition se rejoue aujourd’hui sur les mêmes notes qu’en 1997 », s’indignent les député·es Paul Vannier (LFI) et Violette Spillebout (Renaissance), les deux rapporteur·es de la commission d’enquête Bétharram. Ou qu’en 2014, autre pic de scandales oublié lui aussi. (...)
Certes, il serait injuste de laisser penser qu’aucune avancée n’a été réalisée ces dernières années, sous l’impulsion du mouvement #MeToo. Durant le premier mandat d’Emmanuel Macron, les délais de prescription ont été allongés pour les crimes sur mineur·es ; la présomption de non-consentement avant 15 ans a été votée ; les « violences éducatives ordinaires » ont été prohibées…
La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a été installée, avec un travail colossal à la clef. Toutefois, celle-ci est censée se dissoudre l’an prochain, alors que l’exécutif n’a mis en œuvre qu’une infime partie de ses 82 recommandations (édictées en 2023). À l’évidence, la France reste très loin du compte. Alors quoi ?
Sans doute les député·es Vannier et Spillebout déposeront, à la rentrée, la proposition de loi à laquelle il et elle se sont engagé·es pour lutter contre les violences en milieu scolaire. Sans doute une nouvelle société civile, autour des collectifs d’anciens élèves ou les victimes du chirurgien pédocriminel Le Scouarnec, saura se remobiliser après l’été. Gageons.
Mais pour l’heure, après cinq mois d’affaire Bétharram, le ressac est bel et bien là. Tout à son obsession du refoulement, la République est partie pour ne tirer aucune leçon du scandale, empêtrée dans les insuffisances d’un premier ministre qui récidive dans l’immobilisme à trente ans d’intervalle. Une fois encore, les victimes se retrouvent seules pour « tirer la manche » du pouvoir, comme le disait le candidat Macron.