Cultiver en zone urbaine, un caprice de néo-ruraux ? Au coeur d’Amiens, l’Ile aux fruits, une micro-ferme maraîchère au modèle atypique est submergée par la demande de ses 4 500 adhérents. L’agriculture urbaine aurait donc de l’avenir ? Troisième volet de notre série, après nos escales à Paris puis Bayonne, en juillet. (...)
Une micro-ferme « urbaine », vraiment ? Sachant qu’il suffit, pour mériter l’appellation, qu’elle soit située en ville, alimente la ville, et bénéficie de la ville (en profitant de sa main d’œuvre, par exemple), la parcelle répond à tous les critères. Mais il est vrai qu’à l’inverse de certains projets de l’agglomération parisienne, ici, pas de friche industrielle à déblayer, pas de technologies de culture hors-sol à mettre au point pour que des fraises puissent pousser sur un toit : le sol est fertile. L’île était même une terre maraîchère avant que les fermes ne disparaissent une à une. (...)
Autre chiffre parlant, celui de l’autonomie alimentaire de la ville : 6 à 7 % de ce que les Amiénois consomment aujourd’hui - jardins ouvriers compris - provient d’un rayon de 20 km. « Une étude a estimé qu’à l’époque, avec 980 maraîchers, on était à 80 % ! » Le circuit court avant qu’il ne soit désigné comme tel… Et avant qu’Amiens ne dépende, comme toutes les villes, de la chaîne alimentaire mondialisée. (...)
Il y a trois ans, une petite équipe d’urbains, sans lien initial avec le maraîchage, se retrousse donc les manches avec un objectif en tête : démontrer qu’on peut - toujours - cultiver ici, respecter les principes de la permaculture, produire des quantités tout à fait honnêtes, et trouver à Amiens une demande pour cette production bio et ultralocale. Le pari est gagnant. (...)
Forte d’une activité qui associe un peu de restauration (un food-truck) et de l’événementiel, elle engrange un chiffre d’affaire de 500 000 euros par an. Il y a bien 50 000 euros de financement public, mais sans eux, « le modèle tiendrait », nous promet-on. La recette du succès semble surtout tenir au réseau que l’association a su déployer en plus de la production maraîchère, jusqu’à embarquer avec elle 4 500 adhérents (!), notamment grâce au « marché du jeudi », son rendez-vous phare qui se déroule à l’est de la ville (...)
« Il faut imaginer ça dans 5 ans, des endroits comme ça, ça devient un peu des lieux d’enchantement… », commente Rémy avec fierté, en citant « les services écosystémiques rendus à tout le monde » et la création d’emplois provoquée par de telles installations. De quoi, espère-t-il, convaincre du bienfondé de fermes semblables, à développer à l’avenir un peu partout en zone périurbaine. (...)
Mais sans doute du fait de notre venue en août, et des impitoyables derniers jours sous 35 degrés, Rémy ne cache pas son épuisement et tient à donner une vision réaliste du projet. Pour que celles et ceux qui pourraient en rêver ne s’y trompent pas. « En ce moment, on est dans le dur, débite-t-il. Ce type de fermes, c’est un peu un trip de néo-ruraux, et je pense que pas mal de gens peuvent s’y projeter. C’est mignon, soigné, on peut venir en vélo, c’est à taille humaine, on est au bord de l’eau, on s’y sent bien… Mais c’est dur. On me l’avait dit, mais je le reconnais aujourd’hui. (...)
Affronter Goliath
Le modèle de la micro-ferme maraîchère pourra-t-il être reproductible et essaimer demain, sur tout le territoire ? Plusieurs facteurs entrent en compte. Comme le rappelle Frédéric Fauvet, se pose pour tous les projets d’agriculture urbaine la question du foncier, « cinq à six fois le prix des zones agricoles », rendant l’achat inaccessible. L’association n’avait « pas un rond » il y a trois ans, le terrain est donc loué en bail rural auprès de la mairie, et les maraîchers ne sont pas propriétaires de leur parcelle, ne pouvant « capitaliser sur les terres, valoriser leurs outils de travail et le site de production ». « Tous les agriculteurs urbains sont confrontés à la même chose, et avec une telle pression du foncier, ce modèle va continuer à se développer », pronostique le président de l’association.
Ensuite, même en restant « locataire », une micro-ferme peut-elle s’y retrouver financièrement ? Si celle-ci produit bien plus que celles que nous pouvons visiter à Paris notamment, l’équilibre reste précaire. L’équipe est payée au SMIC, et aimerait être renforcée, mais craint de devoir augmenter alors le volume horaire et de vente. Surtout, elle assure ne pas faire payer le « vrai prix », celui qui refléterait la pénibilité, et sent bien que les « dés sont pipés ». (...)
« On se bat contre des choses qui nous dépassent », commente Rémy, évoquant les économies d’échelle de l’agriculture industrielle, les serres de tomates hors-sol en Bretagne, et les légumes d’Espagne. « On lutte contre des multinationales qui arrivent à balancer du kilo de carottes à 20 centimes, alors qu’on fait le nôtre à 2 euros » (...)
Encouragée par le succès, l’Ile aux fruits multiplie aujourd’hui les projets : à moyen terme, l’ouverture d’un supermarché coopératif, qui ouvrira 6 jours sur 7 dans un ancien centre de tri postal voisin, mais aussi dès septembre, une « pépinière » dédiée à l’agriculture urbaine, dont l’un des premiers entrepreneurs propose ce soir à la dégustation une boisson fermentée qu’il fabrique à partir de kéfir, Colonel Kéf.
À quelques mètres de l’Algeco où s’est improvisé le petit laboratoire de fabrication, une friche doit permettre à une association, les Recyclettes, qui collecte à vélo les déchets des restaurateurs de la ville, de mettre en place un compostage partagé. (...)
Le confinement a bien « montré la fragilité des schémas d’approvisionnement actuels, conclut Joséphine. Il est temps de ne plus leur faire confiance ».