Trois ans après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le 2 octobre 2018 à Istanbul, les dénonciations publiques internationales n’ont pas été suivies d’effets, regrette Agnès Callamard, Secrétaire générale d’Amnesty International.
Pour La Croix, l’ancienne rapporteuse spéciale de l’ONU revient sur son combat pour amener les responsables - au premier rang desquels le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane - devant la justice. (...)
La Croix : Le 2 octobre 2018, le journaliste saoudien Jamal Khashoggi était assassiné, démembré, au consulat d’Arabie saoudite d’Istanbul. Vous avez mené l’enquête pour l’ONU et publié, en 2019, un rapport accablant sur la responsabilité de la monarchie saoudienne et du prince héritier Mohamed Ben Salmane (dit « MBS ») dans ce meurtre. Deux ans plus tard, quel bilan tirez-vous ?
Agnès Callamard : Beaucoup de choses ont été faites… et très peu de choses. La société civile, moi-même, les médias, nous avons fait énormément pour que ce meurtre ne tombe pas dans l’oubli. Les États ont bien été forcés de dénoncer l’Arabie saoudite et MBS, mais au-delà de ces mots, les actes eux-mêmes ont été insuffisants. Les États-Unis et l’Union européenne ont pris des sanctions à l’encontre de personnes directement impliquées dans ce meurtre, mais pas contre MBS lui-même. Les commanditaires du meurtre de Jamal Khashoggi n’ont pas été inquiétés. C’est insuffisant ! (...)
Les Parlements ont répondu présent - je pense notamment au Congrès américain qui a voté un embargo sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite. Ils ont travaillé pendant trois ans dessus. Mais les résolutions ont toujours fait l’objet d’un veto de la part de Donald Trump. En février dernier, Joe Biden (qui venait de prendre ses fonctions, NDLR) a pris la décision de rendre public un rapport qui pointe la responsabilité de MBS. Mais ce n’est pas allé plus loin. On est resté dans les dénonciations publiques et verbales. (...)
La plupart des États occidentaux ont des intérêts avec l’Arabie saoudite, que ce soit dans la lutte contre le terrorisme, contre l’Iran, pour la stabilité du Moyen-Orient ou pour le pétrole. Il y a de gros intérêts financiers là-bas. Personne ne peut prétendre avoir des activités économiques en Arabie saoudite sans prendre en compte le prince héritier, ses alliés ou ses proches. Tout le monde cherche à s’attirer les bons offices de MBS. (...)
Ce qui est intéressant avec l’affaire Jamal Khashoggi, c’est que la société civile, les journalistes et l’ONU ont réussi à faire trembler ce « système ». MBS n’a certes pas été inquiété, mais il a énormément perdu. Il a perdu ses habits d’apparat de prince de la modernité et il peine à voyager depuis que des poursuites judiciaires ont été ouvertes contre lui aux États-Unis ou en Allemagne. (...)
Vous avez révélé, quelques jours avant de quitter votre poste de rapporteuse spéciale de l’ONU pour la direction d’Amnesty International, avoir été menacée de mort pendant votre enquête… (...)
A.C. : Elles ont été faites à des cadres onusiens au cours d’une réunion diplomatique - ce qui est assez inhabituel. Certaines mesures ont été prises pour me protéger dans mes communications comme dans mes déplacements. Ce n’est pas allé plus loin. Mais ça démontre bien le sentiment d’impunité du gouvernement saoudien. (...)
Je ne suis pas naïve au point de dire que je suis à l’abri de tout. Jamal Khashoggi se croyait protégé parce qu’il vivait aux États-Unis… Ce qui est sûr, c’est que je suis privilégiée par rapport aux opposants et journalistes saoudiens à l’étranger ou à l’intérieur de leur pays. Ça aurait été irresponsable de ma part de ne pas utiliser ce privilège. (...)
Dans le cadre de l’affaire Khashoggi, mon travail consiste à construire sur les leçons de ce meurtre. On a pris conscience des limites du système international face à de telles exactions. Il faudrait que les Nations Unies se dotent d’un mécanisme d’enquête indépendant qui permette de lancer des enquêtes sans autorisation préalable sur ses membres.