
Mais enfin, qu’est-ce qui pousse un citadin, habitant d’une ville dense, à commander, sur son téléphone, une création culinaire à un restaurant, alors qu’il lui suffirait de descendre dans la rue pour trouver des dizaines d’établissements susceptibles de combler son appétit ?
En réalité, ces déplacements sont possibles parce que l’infrastructure le permet. Pas seulement le smartphone, l’application et la plateforme de mise en relation. Mais aussi la voirie, l’espace public, l’absence de règles. Quand un scooter de livraison se pose, moteur allumé, sur un trottoir, en face d’un restaurant, gênant les piétons et les riverains, il ne risque presque jamais l’amende. Seul le gérant du restaurant, qui souhaite éviter à sa clientèle installée en terrasse les émanations de pots d’échappement, peut éventuellement lui demander… d’aller se poser plus loin.
Des trajets pas du tout gratuits. Ces déplacements pas vraiment rationnels ne coûtent pas cher à l’utilisateur. La plateforme, l’intermédiaire, promet des prix toujours plus attractifs. Et pourtant, ces trajets ne sont pas du tout gratuits. Ils se paient, d’une manière ou d’une autre, en conséquences sociales, environnementales, sanitaires, en insécurité routière ou en frustrations diverses… pour les autres.
Les livreurs de repas, micro-entrepreneurs sous-payés, prennent des risques inconsidérés en se faufilant dans le trafic. Lorsqu’ils circulent à scooter, désormais une majorité à Paris, ces livreurs sont bruyants, polluants et dangereux. Quelques-uns, dépendant de Deliveroo, ont commencé à protester contre la baisse des prix infligée par la plateforme de laquelle ils dépendent. D’autres délèguent leur travail à plus pauvre, plus fragile qu’eux : des sans-papiers, qui leur reversent la moitié de leurs gains. (...)
Véhicules volumineux. Les voitures de transport avec chauffeur, qui se veulent prestigieuses et sont donc volumineuses, ajoutent de la circulation à la circulation, occupent des places de stationnement et aussi des passages pour piétons, des trottoirs, des voies de bus ou des pistes cyclables. Et les chauffeurs se plaignent eux aussi de leurs conditions de travail : « Uber est trop gourmand », explique l’un d’eux au journal Le Parisien. Et d’ailleurs, la plateforme rêve de remplacer leurs véhicules par des voitures autonomes.
S’épargner un déplacement, en bus, en métro ou en tramway, c’est aussi se dispenser d’exercice physique, échapper aux autres, c’est un peu se retirer de la société. On peut le comprendre. Mais quel paradoxe, à un moment où nous ne bougeons plus assez, où l’épidémie de sédentarité fait des ravages, et où les relations sociales s’étiolent, quand elles ne sont pas tarifées.
Déléguer le déplacement. Au fond, ces comportements présentent un point commun, ils consistent à déléguer le déplacement à un tiers (...)
Le fait de déléguer le transport, cette activité non noble, à quelqu’un d’autre, est une tendance très humaine. C’est même la manière dont fonctionne la mobilité dans les pays bien plus pauvres que les nôtres, en Afrique, en Inde ou en Amérique du Sud. Dans ces pays, les inégalités sociales sont très fortes, les transports ne sont ni sûrs ni confortables, et les personnes chargées de transporter les autres sont mal considérées et mal payées. Me déplacer ? Non, non, seulement pour mon plaisir. Pour le reste, j’ai mes domestiques !