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Mediapart
Corrida : un débat impossible à dépassionner
#corrida
Article mis en ligne le 26 décembre 2022

Religion pour les uns, abomination pour les autres, la tauromachie a toujours engendré des querelles binaires et stériles. À la faveur d’une proposition de loi visant son interdiction, Mediapart a interrogé ses aficionados et ses adversaires pour tenter de comprendre les ressorts d’un débat bien plus complexe qu’il n’y paraît.

(...) Il est très vite question de « barbarie », d’« abomination », d’« intolérance », de « perversité », d’« autoritarisme » et d’« obscurantisme ». Certains parlent aussi de « menaces » reçues, d’autres de « pressions » exercées. Plusieurs personnes sollicitées par Mediapart ont même renoncé à s’exprimer. Trop pénible, trop dangereux. 

Le phénomène est loin d’être nouveau : la corrida a toujours suscité de vives passions. Elles se sont exacerbées au fil des années, creusant un fossé de plus en plus large entre ses défenseurs et ses adversaires. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer comment le sujet a été abordé ces dernières semaines, à la faveur d’une proposition de loi* du député La France insoumise (LFI) Aymeric Caron visant l’abolition – la discussion, initialement prévue le 24 novembre, a finalement été reportée sine die. (...)

En commission à l’Assemblée nationale – où il avait été rejeté – comme sur les plateaux de télévision – où la nuance est rarement mise à l’honneur –, le texte a fait ressurgir de profondes divergences, notamment au sein de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes). Les élu·es écologistes et insoumis l’ont majoritairement soutenu, au contraire de leurs collègues socialistes et communistes. Pour Aymeric Caron, « la démocratie a été bafouée » sous le poids de « petits calculs assez minables ».

Mais pour d’autres, issus notamment des fameuses régions taurines, l’histoire est sensiblement différente. Qu’ils soient aficionados ou qu’ils se moquent totalement de la corrida, beaucoup regrettent la « brutalité » du débat automnal, les « caricatures » qui l’ont accompagné et leurs conséquences politiques inéluctables. « C’est dur à supporter ici de se faire traiter de barbare et de pervers », souligne le communiste Vincent Bouget, conseiller municipal de Nîmes et conseiller départemental du Gard.

L’élu parle de la tauromachie comme d’une « religion ». « C’est un acte sacré », indique aussi la fondatrice des éditions Au diable vauvert, Marion Mazauric, « électrice LFI depuis l’arrivée de Mélenchon, mais après ça [le soutien au texte d’Aymeric Caron – ndlr], c’est terminé ». Un sujet « difficile à expliquer », concède Martine Bisauta. « Comment expliquer rationnellement ce qui n’est pas rationnel ?, interroge la vice-présidente de la Communauté d’agglomération Pays basque, chargée de la transition écologique et énergétique. C’est quelque chose que l’on vit. »
Entre fascination et répulsion

Les aficionados interrogés par Mediapart font remarquer qu’ils ne sont pas prosélytes. Plusieurs d’entre eux disent même comprendre que les images de taureaux ensanglantés puissent choquer. Ce qu’ils souhaiteraient, en revanche, c’est pouvoir exposer leur point de vue sans être insultés. « Les gens qui vont aux arènes ne sont ni des sauvages ni des bourreaux », insiste Martine Bisauta, qui a passé vingt ans sans s’y rendre, avant d’être « rattrapée ». « On gère ses contradictions… », souffle l’élue.

De Picasso à Michel Leiris, de nombreux artistes et écrivains ont été fascinés par la tauromachie et son expression codifiée (...)

La corrida se termine par la mort publique de l’animal bovin. C’est un fait. Elle est interdite partout en France, à l’exception de quelques villes bénéficiant de dérogations au nom d’une « tradition locale ininterrompue ». C’est un autre fait. Le seul, aux yeux d’Aymeric Caron, qui mérite d’être soulevé. « Il est interdit de torturer un taureau à Nantes, mais c’est permis à Béziers ? C’est une incohérence absolue », affirme le député LFI, qualifiant d’« écran de fumée » tout autre argument.

Un débat public saturé par la binarité (...)
Sophie Maffre-Baugé, la présidente du Comité de liaison biterrois pour l’abolition de la corrida (Colbac), a constaté que même Robert Ménard, le maire d’extrême droite de Béziers, reconnaissait désormais publiquement ne pas aimer la tauromachie – qu’il continue toutefois à défendre. « Les anticorridas constituent la majorité silencieuse, estime-t-elle. Je ne comprends pas pourquoi la corrida est autant soutenue par les élus, alors qu’elle est rejetée par une partie de la société. »

Pour Jean-Michel du Plaa, « l’évolution des sensibilités, le développement du mouvement animaliste et le renouvellement des générations » sont autant d’explications au soutien croissant dont bénéficient les opposant·es à la tauromachie. (...)

Vantant à son tour les conditions d’élevage des taureaux de combat – « un exemple de vie animale idéale et respectueuse », écrit-il dans une tribune –, le communiste Vincent Bouget explique aussi que l’interdiction de la corrida se traduira par l’abattoir et la fin de la reproduction. De façon générale, il déplore cette « tendance à vouloir interdire ce qu’on n’aime pas ». « J’ai du mal à concevoir qu’une gauche soit une gauche d’interdiction », appuie Frédéric Saumade. 
Paris et les zones rurales

Pour la plupart des aficionados interrogés par Mediapart, le débat sur la corrida a été mal posé d’emblée. « Il y aurait un débat sur l’animalisme, d’accord, mais ce n’est pas le cas », regrette l’ancien élu socialiste Paul Alliès, professeur émérite à l’Université de Montpellier. « Si on demande : “Est-ce que vous êtes contre la barbarie animale ?” Bah oui, c’est évident, merci, indique l’éditrice Marion Mazauric. C’est ne rien comprendre au bien-être animal que d’aborder le sujet par la corrida. »

L’anthropologue Frédéric Saumade rappelle que « l’argument animaliste est celui des sociétés modernes, industrialisées et urbanisées ». « Il est utilisé par des milieux qui défendent des entités classiquement liées à la nature contre une population rurale qui a une sensibilité différente sur le sujet. La ruralité repose sur la domestication de la nature et des animaux. » Autrement dit par Marion Mazauric : « Moi, je sais ce que c’est que les animaux, je vis avec eux toute la journée, pas Aymeric Caron. On voit très bien ce qu’il y a derrière son projet : la fin de l’élevage et du modèle paysan… »

Plusieurs élu·es des régions taurines pointent le risque d’une fracture toujours plus importante entre les grandes villes et les territoires ruraux. (...)

Avec le temps, les places sont devenues de plus en plus chères. Alors que les férias demeurent des espaces de mixité sociale, les arènes sont aujourd’hui désertées par toute une partie de la population. « La corrida concerne une catégorie de gens minoritaires mais puissants que les responsables politiques ne veulent pas fâcher », affirme la présidente du Colbac, Sophie Maffre-Baugé. « C’est un gros business, ajoute Aymeric Caron. Derrière les arguments de tradition, de conservation de la biodiversité ou d’économies locales, il y a surtout des gens qui veulent faire du fric. »

C’est précisément parce que la corrida attire de moins en moins de monde que « certains disent qu’elle est appelée à mourir de sa belle mort », note l’ancien élu socialiste de Béziers Jean-Michel du Plaa. « La corrida s’arrêtera toute seule », lance Patrick Vignal. Mais Martine Bisauta ne serait pas surprise que la « radicalité d’Aymeric Caron » produise d’autres effets. « À force de faire du “caronnisme”, on va renvoyer les gens aux arènes, affirme l’élue de Bayonne. C’est quand même vécu comme le Parisien qui vient nous dire ce qu’il faut faire… »

L’argument fait bondir l’intéressé qui se veut le porte-parole des associations anticorridas implantées dans les villes taurines. (...)

Les manipulations de l’extrême droite

À gauche, ceux qui plaident pour davantage de réflexion sur la corrida redoutent que la « négation du débat sur le fond » renforce les gesticulations identitaires de l’extrême droite. « Ne pas traiter ce sujet amène à des catastrophes différées, indique l’ancien élu socialiste Paul Alliès. Exciter l’opinion sur une pratique locale est toujours dangereux. C’est une confusion qui produira de mauvais effets et finira par se payer. Ça aura des conséquences dans le Sud comme ça en a eu en Andalousie. »

En Espagne, le sujet a en effet été accaparé depuis plusieurs années par le mouvement Vox, qui l’aborde sous un angle ultra-conservateur. Le même phénomène n’a pas tardé à émerger en France où une partie de l’extrême droite a trouvé dans la corrida un nouveau levier de défense des « traditions contre ce qu’on voudrait nous imposer », pour reprendre les mots de Vincent Bouget. « Le RN [Rassemblement national – ndlr] s’en empare en se basant beaucoup sur une notion d’identité. »

Attaqué sur le sujet – et de toutes parts – durant la campagne des législatives, Nicolas Cadène ne voudrait pas qu’un débat frontal serve les intérêts du RN – qui a remporté 4 des 6 circonscriptions gardoises en juin 2022. « Localement, leurs élus, qui en réalité n’y connaissent rien et se fichent bien des éleveurs, se posent en défenseurs des traditions contre Paris, dit-il. Mais ils sont dans une approche littéraliste de ces traditions, en refusant toute évolution et en en faisant un outil de repli identitaire. »

La tradition et le progrès

À dire vrai, même l’extrême droite est divisée sur la question. (...)

S’il s’est plusieurs fois vu opposer l’argument du renforcement de l’extrême droite, Aymeric Caron considère que celui-ci « n’a aucun sens ». « Cela revient à dire : “Si on ne veut pas faire monter l’extrême droite”, il faut appliquer ses idées. C’est évidemment ridicule. » Selon le député LFI, la défense de la corrida relève surtout « d’un tissu idéologique français assez réactionnaire, y compris chez des élus du PS ou du PCF » (...)

Toutes les discussions engagées par Mediapart sur le sujet le prouvent : se lancer dans une réflexion sur la corrida, c’est d’abord soulever des dizaines de questions, toutes plus vertigineuses les unes que les autres. Des questions politiques, sociétales, « mystiques » disent même certains aficionados. Quelques-unes peuvent trouver des débuts de réponses, mais aucune ne supporte les caricatures et les avis tranchés.