
Tetyana Ogarkova et Volodymyr Yermolenko, universitaires et journalistes ukrainiens, analysent la situation de l’information et l’état démocratique dans une société en guerre. Mais qui n’a pas renoncé aux valeurs en suspension, jusqu’à la victoire.
Un esprit français ne peut s’empêcher de songer, face à ce couple d’intellectuels ukrainiens engagés en temps de guerre : voilà peut-être ce à quoi auraient ressemblé Sartre et Beauvoir s’ils avaient été résistants !
Tetyana Ogarkova, 43 ans, est professeure à l’Académie Mohyla de Kyiv – l’université nationale. Elle a soutenu à Paris une thèse en littérature, Une autre avant-garde : la métaphysique, le retour à la tradition et la recherche religieuse dans l’œuvre de René Daumal et de Daniil Harms. Volodymyr Yermolenko, 42 ans, enseigne dans le même établissement universitaire de la capitale ukrainienne. Il a pour sa part soutenu à Paris une thèse sur la modernité au service de l’antimodernisme dans la pensée contre-révolutionnaire en France, au tournant du XIXe siècle. (...)
Vous voici pour quelques jours en France, à l’arrière de l’arrière. Comment exprimer ce que vous éprouvez dans l’Ukraine en guerre ?
Tetyana Ogarkova : Ce que nous vivons en ce moment, c’est la destruction massive et méthodique de nos installations électriques par les forces armées russes. Nous le vivons comme une tentative d’extermination par le froid, que nous appelons en ukrainien « Kholodomor ». C’est une allusion à Holodomor, l’extermination par la faim : la famine provoquée par le régime stalinien en 1932-1933.
Quand nous étions jeunes, nous connaissions le mot génocide, nous le comprenons maintenant, dans notre chair transie, à mesure que des frappes massives visent à faire mourir de froid sinon tout un peuple, du moins le plus de gens possible.
Nous avons beaucoup voyagé, Volodymyr et moi, à l’intérieur de l’Ukraine touchée de plein fouet, aussi bien autour de Kyiv, où nous habitons, qu’à Kharkiv et jusque dans les territoires « désoccupés » par les troupes ukrainiennes, comme Izioum. Là, nous avons vu des corps exhumés, nous avons vu ce que produisent les exécutions sommaires et les tortures des soldats russes à l’encontre de civils, assassinés puis enterrés à la va-vite.
Face à une telle cruauté sans nom, malgré toutes les questions qui nous sont posées et auxquelles nous nous efforçons de répondre, nous restons souvent sans voix, incapables de décrire ce que nous avons vu et les sentiments que cela a fait naître en nous. Même si je suis littéraire, même si Volodymyr est philosophe, les mots nous manquent. (...)
Comment voyez-vous votre rôle ?
V. Y. : Parler, parler, parler. Pour que rien ne tombe dans l’oubli. Ni Holodomor, ce passé terrible pourtant passé aux oubliettes, ni les crimes de guerre russes hélas bien présents. Nous avons lancé des podcasts en anglais puis en français, pour porter à la connaissance du public occidental ce que nous traversons depuis le 24 février.
Presque chaque jour, nous avons raconté notre situation, celle de nos voisins et de nos connaissances. Des expériences personnelles, pour rapporter le réel. Mais également des réflexions sur l’histoire et la culture ukrainiennes.
Parler de la guerre est une entreprise orgueilleuse et presque blasphématoire – jamais les mots ne peuvent rendre compte de cette expérience et la transférer jusqu’à autrui. C’est pourtant nécessaire : il est de notre devoir que ces événements ne soient pas, une fois de plus, passés sous silence.
Aujourd’hui, il y a heureusement des journalistes formidables, des militants des droits humains. Tous témoignent, témoignent, témoignent. Il nous faut rendre public et retenir dans la mémoire ukrainienne chaque histoire : celles des héros comme celles des victimes. (...)
Ayant vécu à l’étranger, nous connaissons l’optique occidentale et nous savons, du moins je l’espère, nous adresser à vous. En livrant un récit de la guerre qui analyse sans se couper des émotions, qui laisse parler les sentiments tout en poursuivant une volonté d’explication.
Et ce, même si des éléments nous manquent, en anglais, en français, voire en ukrainien, dès qu’il s’agit de la chose militaire – qui réclame une expertise que nous ne possédons pas, même si nous commençons à nous y connaître par la force des choses. Nous ne prétendons pas être plus que nous sommes : nous tâchons de réfléchir et d’informer tout en indiquant les limites d’un tel exercice. (...)
Quel est l’état de l’information, en temps de guerre, en Ukraine ?
T. O. : Les principales chaînes de télévision n’en ont plus formé qu’une, après l’invasion russe de février, pour lancer un marathon de l’information, c’est-à-dire une émission unique, animée par des journalistes venus des diverses rédactions fusionnées. Toutes les émissions politiques habituelles, chez nous foisonnantes, ont donc été supprimées.
Les chaînes tiraient leurs moyens financiers de la fortune des oligarques. Ces derniers ont été appauvris par la guerre, et par conséquent les télévisions ont été très vite sevrées, paupérisées, avec une publicité en chute libre et des salaires amputés.
L’Ukraine se retrouve donc avec une pratique littéralement spartiate de la télévision, qui produit une parole monopolisée, monolithe, très inhabituelle pour les Ukrainiens.
Si une telle situation se justifiait dans le chaos causé par l’invasion du 24 février, elle est devenue pénible au fil des mois. Elle nuit à l’information au point, nous semble-t-il, de poser un véritable problème démocratique.
La liberté de circulation des journalistes sur le terrain, encadrée à l’extrême comme lors de la visite de Kherson libérée, fait également souci. La guerre est, par nature, un obstacle à toute presse libre. Nous y échappons personnellement, puisque nous ne sommes pas dans la course pour avoir la primeur de l’information – nous sommes donc plutôt dans l’après-coup, le recul, la recherche de sens. Toutefois, nous regrettons de telles entraves, hélas propres à un pays en guerre. La guerre nuit gravement à la santé de l’information, c’est indéniable. (...)
Une Ukraine plurielle a pu produire de la compétition politique et donc de la démocratie électorale. Aujourd’hui, la lutte politique est impossible, abolie, du fait du conflit. Les journalistes peuvent et doivent consacrer leur énergie et leur expertise, me semble-t-il, à recueillir des témoignages sur la guerre en cours (...)
certains journalistes, parmi les plus talentueux, sont tout bonnement partis au front. Notre société est concentrée, pour le moment, sur la même idée : la victoire.
Avons-nous besoin, à l’heure qu’il est, des luttes politiques traditionnelles dans un amphithéâtre cathodique formé par les chaînes de télévision ? La réponse peut être négative. La grande question est de savoir si la démocratie sortira renforcée de l’épreuve, dans une société ukrainienne qui s’est construite sur l’opposition à la tyrannie, malgré les empêchements, voire les muselières qu’impose une information monopolistique en temps de guerre.
Le président Zelensky est un homme plutôt de l’horizontalité et non de la verticalité. Lui et les siens, je l’espère, résisteront à la tentation qu’offre immanquablement un pouvoir monopolistique. Déjà pointent de vraies discussions et de véritables critiques parmi certaines couches de la société et certains milieux intellectuels.
Quant au marathon de l’information, l’audience est en baisse, ce qui n’est pas forcément bon signe, tant les gens s’abreuvent à n’importe quelles sources sur la Toile. En particulier certaines chaînes sur Telegram, qui empoisonnent l’esprit public – nous en faisons l’expérience avec nos parents, pourtant éduqués… (...)
Est-ce que regagner nos frontières terminera pour autant la guerre ? Qu’en sera-t-il si la Russie continue d’exister dans son actuelle conception impériale, traumatisée par tant de pertes inutiles et engoncée dans son revanchisme ? Ne serait-ce pas alors une guerre appelée à être continuelle, infinie ?...