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Mediapart
Estelle, 15 ans, s’est suicidée après une plainte pour inceste négligée par la justice
#inceste #justice
Article mis en ligne le 11 août 2023
dernière modification le 10 août 2023

L’adolescente est morte le 11 juin dernier après une lente descente aux enfers. Un an et demi plus tôt, elle avait déposé plainte pour agression sexuelle contre un membre de sa famille, d’un an son aîné. Selon nos informations, l’adolescent n’a été convoqué par la justice qu’après le suicide d’Estelle. La mère de la jeune fille a saisi la Défenseure des droits.

Noël 2021. La famille élargie se réunit pour les fêtes de fin d’année. Dans les semaines qui suivent, les parents de l’adolescente, divorcés, s’inquiètent chacun·e de leur côté : Estelle oscille entre colère et tristesse, pleure beaucoup, reste enfermée dans sa chambre, ne mange plus, ne se lave plus. « Si quelqu’un t’a fait du mal, tu dois nous le dire. Même si c’est quelqu’un de la famille », intime la mère à sa fille après l’avoir entendue dire entre deux sanglots, seule dans sa chambre : « Je ne peux pas lui dire. Si je lui dis, cela va détruire la famille. »

L’adolescente lui explique alors avoir été violemment agressée dans sa chambre, le jour de Noël. Le lendemain de cette révélation, le 28 janvier 2022, toutes deux se rendent à la gendarmerie. (...)

L’adolescente décrit à l’agent de police judiciaire qui enregistre sa plainte une scène d’une grande violence. (...)

selon son récit, il la menace : « Si tu le dis, tu vas me le payer très cher. » Dans son journal intime, ouvert par sa mère après sa mort, elle décrit la scène le 12 janvier et explique aussi avoir commencé à se « mutiler » pour « extérioriser ».

« Les quelques jours qui ont suivi le dépôt de plainte, elle avait regagné en confiance. Elle s’était mise à reposter des choses humoristiques sur Facebook, ce qu’elle avait arrêté de faire », relève sa mère. Une enquête préliminaire est ouverte. Dans les mois suivants, après les relances de la mère d’Estelle auprès de la gendarmerie, deux amies auxquelles l’adolescente s’était confiée sont auditionnées. Mais l’agresseur présumé n’est, lui, pas convoqué.

L’adolescente perd pied. En juillet 2022, six mois après sa plainte, elle fait une tentative de suicide et est hospitalisée pendant plusieurs semaines.
Quatre courriers adressés au tribunal

Sa mère écrit alors au tribunal pour savoir quelles suites ont été données à la plainte de sa fille, censée avoir été transmise au parquet de Strasbourg. Son premier mail, adressé à l’accueil du tribunal, date du 22 juillet. Elle explique dans ce courriel « être inquiète au sujet de la possibilité que ce garçon puisse faire subir ce type d’agression à d’autres personnes de son entourage ».

Elle précise que sa fille « va très mal, porte une culpabilité très importante et se reproche d’avoir révélé les faits et détruit la famille », qu’elle a fait une tentative de suicide et a été hospitalisée. « Pour abréger la torture que nous subissons, il faut absolument que la procédure avance. Merci de me tenir au courant des suites données à ce dossier SVP ! », conclut-elle. Trois jours plus tard, le tribunal lui indique que « la procédure n’a pas encore été réceptionnée » et l’invite à « réitérer sa demande dans un délai de quatre mois ».

Quatre mois plus tard, le 13 novembre 2022, la mère d’Estelle relance par retour de mail le bureau d’ordre pénal. (...)

Le lendemain, on lui répond que « cette affaire est à ce jour en attente de décision ». On l’informe du numéro de la procédure et on l’invite de nouveau à réitérer sa demande dans un délai de quatre mois.

Quatre mois plus tard, encore, elle renvoie un mail qui reste sans réponse. Fin avril, elle expédie un courrier recommandé à la procureure, qui lui est renvoyé avec un tampon du parquet de Strasbourg daté du 3 mai 2023. Un mois et une semaine avant le suicide d’Estelle.

Dans cette lettre manuscrite de trois pages, la mère de l’adolescente écrit que cela fait « 16 mois que la plainte a été déposée et qu’il a fallu relancer la gendarmerie pour que le dossier soit transmis au parquet de Saverne fin avril 2022 ». Elle poursuit : « Ma fille vit un enfer, lutte pour garder la tête hors de l’eau, a tenté de se suicider, se scarifie régulièrement, a fait deux séjours à l’hôpital, a un suivi psychologique, pédopsychiatrique, éducatif et reste persuadée d’être responsable. […] Nous avons peur que ce garçon fasse d’autres victimes et sommes persuadés qu’il a besoin de soins psychiatriques. » (...)

Dans un courrier daté du 9 mai dernier, la procureure de Strasbourg informe la mère d’Estelle que « l’affaire est repartie en enquête ». Et l’invite à « réitérer sa demande dans un délai de huit mois ». (...)

« Systèmes institutionnels défaillants »

Pendant ces dix-huit mois d’attente, les parents d’Estelle, qui la décrivent comme une enfant « ultrasensible » et « empathique » dotée d’une grande fibre artistique, se sont débattus pour l’aider à garder la tête hors de l’eau. (...)

Après le décès de sa fille, elle a saisi le délégué régional de la Défenseure des droits afin de dénoncer l’inaction judiciaire. Sa requête a été transférée à Paris, au pôle chargé de la défense des droits des enfants, où elle doit être examinée fin août.

« Être reconnu comme victime d’inceste dans notre société est très difficile. On nous retire le droit de vivre au moment de l’agression, et celui de survivre quand la plainte est classée sans suite ou non traitée. » Nina Deseigne, fondatrice de l’association Victimes inceste Alsace (...)

L’inceste entre mineurs reste un tabou dans le tabou, comme l’a montré une vaste enquête publiée récemment dans la revue La Déferlante, qui estime que ce phénomène massif concernerait jusqu’à un tiers des cas d’inceste en France.