
Les discriminations envers les personnes en situation de handicap demeurent malgré les textes et les dispositifs. Il ne s’agit pas seulement d’une question de droit mais d’un problème culturel et sociétal. La société française, comme d’autres sociétés occidentales mais davantage que certaines, cherche à exclure les différences plutôt qu’à les reconnaître comme une richesse.
« La tyrannie n’est pas limitée dans le temps. » rappelait Hannah Arendt or, les personnes en situation de handicap vivent une forme de tyrannie permanente, souvent à bas bruit avec des pics violents de discrimination et de violence.
En visionnant le remarquable documentaire sur la vie de James Baldwin, « I’m not your Negro », basé sur le texte inachevé de Baldwin, Remember this house, j’ai été frappé par la similitude entre la lutte interminable et continuelle pour les droits civiques de la communauté noire et le combat épuisant des personnes en situation de handicap et de leurs proches. (...)
Le mandat de Donald Trump a révélé la réalité sombre de la société américaine. D’autres ont cru également depuis la loi française de 2005 pour les personnes en situation de handicap[1] et l’entrée en vigueur de la Convention pour les droits des personnes handicapées en 2008[2] que le monde allait changer. Grandes sont les désillusions. Les progrès tangibles réalisés masquent difficilement la réalité sociétale d’une discrimination permanente.
Depuis la loi de 2005, nous parlons de personne en situation de handicap et non de personne handicapée. La nuance est d’importance. L’approche situationnelle est dynamique et évoque des processus sociétaux et des réponses environnementales. Ceux qui ont lu Guy Debord comprendront. Le handicap n’est plus une catégorie médicale ou sociale mais une situation contextuée en évolution. De même, nous ne devrions plus parler de handicap moteur, mental, psychique, sensoriel ou autre mais de situation de handicap d’origine motrice, psychique, sensorielle, cognitive…
Un nouveau paradigme aurait dû se mettre en place, la personne devenant totalement sujet et non plus objet, un sujet, pleinement acteur, inscrit dans des processus de restauration de ses autonomies, physique, intellectuelle, émotionnelle, psychique, sociale, culturelle, politique, ou, a minima, de réduction de la situation de handicap par des changements ajustés de ses divers environnements, famille, écoles, administrations, entreprises, lieux de soin, lieux de loisirs, etc. Whitehead n’est pas loin qui posait la question : « Et si tout n’était que processus ? ».
Aujourd’hui, en réalité, la personne en situation de handicap demeure un objet, un objet que l’on déplace. Souvent, il s’agit de lui trouver un lieu, non pas où il pourrait s’épanouir mais un lieu où il gênerait le moins possible. (...)
Pour certains, le handicap est même un marché.
Aujourd’hui, quinze ans après l’adoption de la loi de 2005, nous demandons encore à la personne en situation de handicap de s’adapter à l’environnement alors que c’est à l’environnement de s’adapter à ses spécificités. Nous maintenons la personne en situation de handicap dans une condition d’objet et de victime, victime qui plus est responsable de ses difficultés. Les exemples de « pétrification » du sujet sont nombreux, souvent d’ailleurs dénoncés par le Défenseur des droits, Jacques Toubon, et ses collaborateurs. En 2015, il mettait en garde contre le pourcentage anormalement élevé et totalement injustifié d’enfants relevant de l’Aide Sociale à l’Enfance, désignés comme « enfants invisibles », dans les Instituts Médico-Sociaux. Mais chacun de ses rapports pointe les défaillances institutionnelles dans la prise en compte des besoins des personnes en situation de handicap. C’est de la responsabilité de toute la société, cependant cette responsabilité globale déresponsabilise suivant le phénomène connu des sociologues de « l’apathie du témoin ». Nous sommes témoins et oublions que nous sommes aussi acteurs et tous participants de la situation de handicap. (...)
Les personnes en situation de handicap, et leurs familles, sont des héros du quotidien. Les rares accompagnants, enseignants, soignants[5], capables d’établir une véritable alliance créatrice, restauratrice, sont peut-être des pionniers, porteurs d’une future bonne nouvelle. Je crains qu’ils ne soient que des exceptions. La plupart d’entre nous se contentent d’essayer de supporter sans les détester les personnes en situation de handicap. Et encore ne le font-ils le plus souvent que pour maintenir une image d’eux-mêmes acceptable à leurs propres yeux. On ne trouve chez eux ni véritable culture de la différence, ou de la divergence, ni réel engagement.
Le rapport artificiel et faux que nous entretenons généralement avec les personnes en situation de handicap, ouvertement rejetant ou, pire, faussement accueillant, provoque chez elles une distorsion de la réalité d’un monde qui apparaît comme n’étant pas pour eux, un monde interdit. Nombre de personnes en situation de handicap se sentent en exil dans les différents milieux qu’ils fréquentent. (...)
Nous sommes tous au quotidien témoins des stigmatisations des personnes en situation de handicap, mineures ou majeures. Nous laissons passer les discriminations directes, toujours justifiées, la somme des discriminations indirectes[6]et les multiples discriminations systémiques[7] qui rendent leurs vies insupportables.
Nous constituons une majorité irréfléchie, inconsciente, qui se leurre et qui leurre, derrière des lois, des rapports auto-satisfaisants, des évaluations où règnent les tautologies et des discours de surface destinés à endormir les uns et les autres. (...)
Nous aurons un retour de l’eugénisme. Nous avons vu comment fut aisément admis au sein de l’hôpital le tri des candidats aux lits de réanimation, en nombre insuffisant, selon des critères arbitraires parmi lesquels la vieillesse mais aussi le handicap[8]. L’une comme l’autre ne sont pourtant jamais des choix.
Ce qui compte, ce ne sont pas les lois. Les lois, internationales ou nationales, sont là, elles sont bonnes, ce qui manque ce sont la conscience, l’intégrité, l’engagement. (...)
Persiste, de manière plus ou moins consciente, la question de la norme, de la normalisation du temps, de l’espace et des comportements, du validisme. Ainsi, tel Rectorat de l’Education Nationale affirme que « les élèves en situation de handicap sont des élèves comme les autres, qu’ils doivent s’adapter ». La loi de 2005 dit très exactement le contraire. (...)
Dans la réalité, malgré les discours mensongers d’affichage, la France demande encore aux personnes en situation de handicap de s’adapter, car adapter l’environnement à la personne en situation de handicap dérange, oblige à se repenser et à repenser les pratiques. Ce ne sont pas seulement de banales erreurs humaines, ce sont des fautes civilisationnelles.
La plupart des professionnels du soin et de l’accompagnement, qui s’avèrent incapables de penser cette révolution sociétale, sont favorables aux droits de l’homme et aux droits de l’enfant, parfois même militants, persuadés de vivre dans le pays des droits de l’homme, une illusion tenace qui aurait dû se dissoudre dès 1793. Mais, quand il s’agit d’en appliquer un, spécifique, comme le droit d’une personne en situation de handicap à une scolarisation en milieu ordinaire, qui demande bienveillance[9], effort, pensée (il n’y a pas de pensée véritable sans souffrance), investissement, un mur considérable de dénis se dresse. Les professionnels conscients du problème, qui se veulent créatifs et innovants, réellement inclusifs, se heurtent en général à la passivité voire à l’hostilité de leurs propres institutions censées être au service de ces personnes.
Et il y a aussi la peur, peur de l’altérité, peur de la différence, souvent insurmontables, comme l’indique notre incapacité à penser la sexualité des personnes en situation de handicap et à autoriser les assistants de vie sexuelle.
Nous avons parlé des discriminations mais évoquons les violences faites aux personnes en situation de handicap. Ce n’est que très récemment que les institutions européennes ou nationales se sont penchées sur ce problème révoltant. Hormis quelques faits divers, cette violence massive insupportable, qu’on ne veut même pas envisager car elle nous déshumanise radicalement, est ignorée.
80 % des femmes en situation de handicap sont victimes de violence selon le Conseil de l’Europe[10]. Chiffres confirmés par les universitaires intervenant dans le remarquable Mooc Violences faites aux femmes proposé par l’Université Sorbonne Paris Cité. (...)
Sur cette question, comme sur tant d’autres, reste-t-il un Etat ? Reste-t-il un chef d’État ? Ou n’y a-t-il plus qu’un marché et quelques gestionnaires peu intéressés ?
Un sixième de la population française (douze millions de personnes en situation de handicap en France, chiffre officiel), un sixième de la population mondiale (un milliard de personnes en situation de handicap dans le monde, chiffre onusien) est-elle inférieure au reste de la population ?
Faut-il attendre que les personnes en situation de handicap se forgent dans l’opposition une véritable identité sociale et politique, comme les autres minorités dont les droits sont bafoués, pour qu’elles soient enfin prises en compte ? (...)
Un sixième de la population française (douze millions de personnes en situation de handicap en France, chiffre officiel), un sixième de la population mondiale (un milliard de personnes en situation de handicap dans le monde, chiffre onusien) est-elle inférieure au reste de la population ?
Faut-il attendre que les personnes en situation de handicap se forgent dans l’opposition une véritable identité sociale et politique, comme les autres minorités dont les droits sont bafoués, pour qu’elles soient enfin prises en compte ? C’est en construction depuis longtemps dans la communauté des sourds-muets, plus récemment dans celle des neurodivergents, en premier lieu les autistes, surtout en Amérique du Nord, mais beaucoup d’autres demeurent invisibles. La question est de savoir ce qui peut engendrer un vrai changement dans un pays complexe, on ne peut plus bureaucratique, empêtré dans un réseau de doubles contraintes souvent ancrées dans l’histoire.
Rien dans les faits ne peut venir contredire les témoignages des parents d’enfants en situation de handicap qui se sentent méprisés, rejetés, humiliés devant des institutions souvent incompétentes, sans ambition, comme l’Agence Régionale de Santé ou l’Education Nationale, on ne peut les citer toutes, qui s’autovalident, s’autogratifient, s’autojustifient avec le seul souci de se répliquer à l’identique. (...)
Cela ne concerne pas seulement les personnes en situation de handicap mais aussi les migrants, les « vieux », la communauté LGBT, les gens dits « du voyage » et autres personnes hors la norme conditionnée que nous pourrions découvrir extra-ordinaires. Nous n’avons pas seulement besoin d’une nouvelle théorie appliquée de la justice[11], nous aurions aussi besoin d’une théorie appliquée de la civilisation bienveillante.
En réalité, notre société est aveugle, lâche et bête, bête au sens philosophique[12]. Les trois constituants du déni. L’histoire de notre rapport aux enfants différents, aux adultes différents, n’est pas une belle histoire. De temps en temps, une personnalité se lève pour faire quelques pas vers plus d’humanité. Et quelques progrès sont réalisés, c’est vrai. Ils demeurent tellement insuffisants, voire dérisoires (...)
Soixante ans après le mouvement américain noir pour les droits civiques, la société américaine est toujours inégalitaire et maintient la communauté noire dans un ghetto culturel et social.
Rien ne permet de supposer que dans soixante ans, les droits des personnes en situation de handicap ne seront plus au cœur d’un combat permanent. La prétendue crise du coronavirus a au contraire démontré que les préjugés, les stigmatisations, les rejets et les stigmates massés derrière le rideau du politiquement correct, ne demandent qu’à resurgir.