
Marina Ovsiannikova, la journaliste qui avait osé brandir une pancarte d’opposition à la guerre, raconte comment elle a pu échapper aux griffes de Poutine, grâce à l’aide de RSF. La question de l’intervention d’un service de renseignement reste ouverte.
La frontière est là quelque part dans la nuit. Les fugitifs ont dû abandonner leur véhicule embourbé. Ils avancent à tâtons, se cachent dans le noir quand les phares des voitures des gardes-frontières s’annoncent au loin. Le champ n’en finit pas, le guide qui les accompagne cherche à se repérer en regardant les étoiles. Cela fait des heures qu’ils errent.
Quelque part, dans une forêt, on les attend. Quelque part, dans cette forêt, on est de l’autre côté de la frontière. Quelque part, dans cette forêt, c’est la liberté. La vraie. Mais, dans la nuit noire, nulle forêt. Le temps file, les forces s’amenuisent, l’espoir s’éteint, alors Marina Ovsiannikova s’écrie au milieu du champ : « Pourquoi je fais ça ? Il vaudrait mieux atterrir en prison… »
Quatre mois plus tard, la journaliste russe qui défie Vladimir Poutine a retrouvé le sourire et l’espoir. En fin de matinée du vendredi 10 février, elle apparaît au siège de Reporters sans frontières (RSF), dans le IIe arrondissement de Paris, lors d’une conférence de presse où se sont précipités des médias du monde entier. (...)
« Les Ukrainiens, je leur souhaite de gagner contre ce régime criminel. Ils luttent pour nous, notre avenir », insiste la journaliste russe.
À ses côtés, Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, restitue l’enjeu de la présence de Marina Ovsiannikova : « montrer qu’il est possible de résister aux appareils de propagande, qu’il est possible de s’opposer à la falsification de l’histoire, de l’actualité, à la manipulation ». Ainsi que la triste réalité des médias russes : 37 journalistes tués depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir il y a 23 ans, une vingtaine d’autres, au moins, qui seraient aujourd’hui en prison et 200 médias locaux considérés comme « des agents de l’étranger », c’est-à-dire des espions, des traîtres.
Il y a quatre mois, Marina Ovsiannikova arrivait en tête de liste de celles et ceux que la dictature russe considère comme ces traîtres de l’intérieur. Sa présence en France est inespérée et un terrible affront pour Poutine et son appareil de sécurité. La journaliste remercie RSF. « Ils m’ont sauvée. Ils m’ont aidée à fuir, moi et mon enfant », insiste-t-elle, consciente toutefois que, désormais, elle vivra sous la menace des tueurs du FSB (ex-KGB). (...)
Une pancarte contre la propagande
L’histoire de Marina Ovsiannikova débute, aux yeux du monde, le lundi 14 mars 2022. Ce jour-là, la journaliste et productrice s’invite au journal télévisé de Pervi Kanal, la principale chaîne nationale, celle où elle travaille.
Dans le dos de sa consœur Ekaterina Andreïeva, qui présente le JT depuis 1998, Marina arbore une pancarte sur laquelle on peut lire : « Arrêtez la guerre. Ne croyez pas à la propagande. On vous ment, ici. Les Russes sont contre la guerre. » La scène dure quelques secondes, avant d’être coupée par la diffusion d’un reportage sur les hôpitaux, mettant fin au direct sur le plateau.
La courageuse journaliste de 44 ans qui a osé braver, en ce 19e jour de conflit, la censure poutinienne est aussitôt arrêtée, le régulateur russe des médias ayant proscrit dès les premières heures de l’invasion le mot « guerre ». Le simple fait de le prononcer est en soi un délit. (...)
Alors l’image de la journaliste qui dit non et nomme les choses par leur nom devient virale. Elle incarne la résistance russe au dictateur, en tout cas sa manifestation la plus visible. En quelques secondes d’antenne volée, armée d’un simple morceau de papier, Marina Ovsiannikova devient un symbole. (...)
Alors l’image de la journaliste qui dit non et nomme les choses par leur nom devient virale. Elle incarne la résistance russe au dictateur, en tout cas sa manifestation la plus visible. En quelques secondes d’antenne volée, armée d’un simple morceau de papier, Marina Ovsiannikova devient un symbole. (...)
« Qu’est-ce qui vous a poussée à perpétrer cet acte de résistance après ces années de soumission ? » est une des premières questions à lui être posées lors de la conférence de presse. Marina décrit une « prise de conscience progressive », reconnaît sans peine s’être « voilé la face pendant des années ».
Elle raconte des médias contrôlés, muselés, des connexions internet espionnées, où seule l’installation d’un VPN sur son ordinateur permet de court-circuiter la censure et avoir accès à une information sans filtre. Elle fait le parallèle avec « l’époque de Staline, des répressions politiques ».
Jusqu’au choc du 24 février 2022. La guerre.
Cela fait ressurgir de mauvais souvenirs à cette fille née d’un père ukrainien et d’une mère russe, ayant grandi à Grozny. Lors de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), sa maison est détruite par l’armée russe. « On a dû fuir sans rien. Je me suis dit que les Ukrainiens allaient vivre la même chose… »
Sa résolution est prise. (...)
Le secrétaire général de RSF a pris contact avec la journaliste russe, quatre jours après l’épisode du JT perturbé, pour lui proposer son aide. Ils continuent d’échanger durant l’été. En septembre, Marina Ovsiannikova reprend l’attache « par le biais d’un intermédiaire ». À l’époque, elle n’a pas le droit de communiquer avec l’extérieur. Marina Ovsiannikova est décidée à quitter sa patrie. L’opération « Évelyne » entre dans sa phase active.
Elle est compliquée par le fait que son fils désavoue son action et que sa mère estime qu’elle mériterait la prison pour ce qu’elle a fait. « Ma mère me surveillait plus que les forces de sécurité », sourit-elle à ce souvenir.
Marina Ovsiannikova disparaît dans la nuit du vendredi 30 septembre au samedi 1er octobre 2022. La date a été choisie à dessein. « Il y avait moins de risques qu’on nous cherche pendant le week-end... »
À l’autre bout du continent, Christophe Deloire et un autre membre de RSF n’en mènent pas large ce soir-là. « Nous n’étions pas convaincus à 100 % qu’elles allaient y arriver. » (...)
Marina et sa fille traversent la Russie à bord de sept véhicules successifs. C’est seulement dans le second que la journaliste comprend que, dans la panique de l’événement, elle a oublié d’ôter son bracelet électronique. Elle le sectionne alors à l’aide de la pince réservée à cet usage. (...)
Au lendemain du JT du 14 mars, Emmanuel Macron avait déclaré vouloir « lancer des démarches visant à offrir une protection, soit à l’ambassade, soit asilaire » à la journaliste qui avait osé défier le Kremlin. « Cette promesse a été tenue, révèle Christophe Deloire, qui fait comprendre que les autorités avaient donné leur accord pour accueillir Marina Ovsiannikova dans l’Hexagone. Ça a été à l’honneur de la France d’aider une personne qui incarne la résistance à la propagande. » (...)
On n’a pas fini d’entendre parler de Marina Ovsiannikova. Ce même vendredi sort en Allemagne Zwischen Gut und Böse (« Entre le bien et le mal. Comment je me suis enfin opposée à la propagande du Kremlin »), un livre autobiographique en cours de traduction en français et dans quatre autres langues.
Dans ce livre, elle décrit notamment quelques ficelles de la « fabrique de propagande » de son employeur, Pervi Kanal : la diffusion d’informations sur Vladimir Poutine ne doit jamais être suivie de mauvaises nouvelles. Il est présenté comme le sauveur de la Russie. En revanche, il existe une interdiction latente de diffuser de bonnes nouvelles en provenance des États-Unis et d’Europe de l’Ouest. (...)