
Un mouvement s’organise autour de marcheurs qui réclament une justice plus transparente. Or la justice a toujours été le point faible de ce pays aux traditions autoritaires.
Un frémissement, une esquisse, le début d’un front réclamant justice se dessinerait-il en Turquie ? À l’initiative du principal parti d’opposition, le parti républicain du peuple (CHP, laïc, centre gauche), quelques 1000 marcheurs « pour la justice » sont partis d’Ankara jeudi 15 juin pour rejoindre Istanbul, à plus de 400 kilomètres de là. Ils devraient y arriver au moment du premier anniversaire de la tentative du putsch militaire du 15 juillet 2016, ce coup qui a échoué. C’est la première fois qu’un mouvement d’opposition de cette ampleur se dresse contre le pouvoir en dénonçant l’arbitraire et en réclamant la justice, une justice indépendante et impartiale.
La justice a toujours été le point faible de ce pays aux traditions autoritaires. Dans son bilan de 2015, la Cour européenne estime ainsi que la Turquie a été l’objet de 2.900 arrêts, constatant au moins une violation de la Convention européenne des droits de l’homme depuis 1959. Le record. Un espoir a pu naître au tournant des années 2000, conforté par les premières réformes esquissées par le nouveau gouvernement de l’AKP. Espoir vite déçu en 2009-2010, lorsque de nombreux militaires et journalistes ont été arrêtés et accusés de vouloir mener un putsch contre le pouvoir islamo-conservateur en place. Des procès quasi-staliniens avaient suivi, et une certaine opposition libérale ou de gauche –aveuglée par sa haine des militaires et pensant que la fin excusait les moyens– ainsi qu’à certains égards l’Union européenne ont fermé les yeux sur les vices de procédures et les fausses preuves souvent fabriquées par les réseaux policiers gulénistes, du nom des fidèles de Fetullah Gülen, un imam nurcu exilé aux États-Unis, alors allié du président Recep Tayyip Erdoğan.
Les choses auraient peut-être tourné autrement si, à ce moment-là, s’étaient élevées des protestations pour exiger l’application d’une justice honnête, et une réforme en profondeur de la justice avait été menée. La manipulation judiciaire révélée, des procès équitables tenus, voire une commission de réconciliation instaurée : tout cela aurait sans doute permis de contenir le pouvoir islamo-nationaliste.
La dérive d’Erdogan aurait pu être évitée (...)
Amnesty International estime qu’il y a 120 journalistes en prison et plus de 100.000 fonctionnaires démis de leur position dans les institutions du pays (éducation, santé, justice, police, armée) depuis un an. Et au moins 50.000 personnes ont été incarcérées depuis la proclamation de l’état d’urgence, tout cela le plus souvent sans jugement ni appel possible.
Quelles que soient les responsabilités réelles des accusés, si, dès l’été 2016, des messages demandant expressément des enquêtes et des procès équitables s’étaient fait entendre, avec manifestations à la clé, les relations dans l’opposition auraient été différentes et la dérive autocratique du président Erdogan plus limitée. Mais le Parti républicain du peuple, qui réclame aujourd’hui justice, ne s’est pas dissocié de la réaction des autorités à l’encontre des auteurs présumés de ce coup. Il ne s’est pas non plus opposé à la levée de l’immunité parlementaire des députés votée en mai 2016 par 373 voix sur 550, ce qui a tout à la fois ouvert la voie à des poursuites contre 138 députés dont 50 du parti démocratique des peuples (HDP, autonomiste kurde) et au référendum du 16 avril conduisant à l’hyper-présidentialisation du régime. C’est pourquoi cette marche peut être considérée comme un tournant, un signe positif. (...)
La Cour européenne des Droits de l’Homme tourne le dos
Paradoxe, c’est à ce moment-là que la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) semble détourner les yeux des Turcs qui en appellent à elle pour obtenir justice. Ainsi a-t-elle jugé irrecevable dans l’affaire Köksal le recours d’un instituteur limogé et privé de tous ses droits, comme plusieurs milliers d’autres sanctionnés par le même décret-loi pour le même motif « générique » de soutien aux mouvements terroristes et collaboration avec des structures menaçant la sécurité nationale. La CEDH justifie ce rejet par le fait que l’intéressé n’aurait pas épuisé les voies de recours qui lui sont ouvertes au plan national.
Cette décision a été très mal vécue par les victimes des purges turques –en prison ou victimes d’une mort civile– comme l’illustre une caricature montrant le juge européen tournant résolument le dos à un prisonnier suppliant son aide.