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La précarité durable : entretien avec Nicolas Roux
#precarite
Article mis en ligne le 26 décembre 2022
dernière modification le 25 décembre 2022

Comment les travailleurs concernés s’accommodent-ils de la précarité ? Comment leur travail leur apparaît-il soutenable ou non ?

C’est précisément le sujet du livre que vient de publier aux Presses universitaires de France le sociologue Nicolas Roux, La précarité durable. Vivre en emploi discontinu, qui répond ici à quelques questions. (...)

"En 1975, les trois quarts des emplois salariés étaient des CDI à temps plein. Cette proportion est de 60 % aujourd’hui. Et les chances d’avoir un CDI à moyen terme se réduisent. En 1982, la moitié des salariés en CDD accédaient au CDI trois ans après. Ce taux est maintenant d’un sur cinq. Au total, en 2016 (soit avant la crise liée au Coronavirus), 3,7 millions de personnes ont eu un emploi discontinu au cours de l’année (CDD, CDD saisonnier, intérim, contrats d’insertion ou d’apprentissage, etc.).

Une fois ce constat global effectué, les logiques sont très différentes si vous êtes d’origine populaire et peu ou pas diplômé, ou que vous êtes issus des classes moyennes et supérieures et (très) diplômé. C’est ce qu’on mesure bien à travers la comparaison que j’ai effectuée entre les saisonniers agricoles et les artistes intermittents du spectacle – qui exercent dans les secteurs d’activité où la proportion d’emplois courts est la plus importante (respectivement 27 % et 34 % selon une étude de la DARES de 2014). Les saisonniers se dirigent vers l’emploi agricole faute de mieux, avant d’être maintenus dans l’« engrenage » (comme certaines personnes enquêtées le disent) et de ne plus voir d’autre possibilité. Autrement dit, on s’accommode par nécessité. Au contraire, les artistes le deviennent généralement suite à un projet de formation ou professionnel motivé par une « passion » ou une « vocation ». Ici, à l’inverse, on ne sort du métier que quand on a l’impression que toutes les cartes ont été jouées, quand la lassitude de ne pas arriver à percer se fait trop grande, qu’on n’est pas reconnus professionnellement, quand la précarité devient trop forte ou lorsque l’engagement dans le travail devient insoutenable (à la suite de blessures par exemple).

Mais dans les deux cas, il y a un « travail en soi » pour pouvoir durer dans l’emploi discontinu. Il y a des stratégies communes aux deux populations, même si elles ne renvoient pas aux mêmes réalités sociales et professionnelles : créer et entretenir son réseau de relations, notamment avec les employeurs ; diversifier son activité, pour pouvoir enchaîner plusieurs emplois dans l’année ; se former quand c’est possible ; soigner et entretenir son corps, qui peut être très exposé et rapidement usé en agriculture et dans le spectacle (par exemple chez les danseurs) ; ou encore faire les démarches pour avoir ou renouveler ses droits à l’assurance chômage ou d’autres droits sociaux." (...)

"Parmi les ressources nécessaires, il faut bien souvent pouvoir compter sur le soutien financier ou matériel de la famille, du conjoint ou des amis en cas de coup dur : prêt de voiture, prêt d’argent, legs (d’appartement par exemple)… La situation familiale est importante. Par exemple, certaines salariées peuvent durer dans les saisons agricoles aussi parce que leur mari a un CDI, ce qui leur a permis d’être propriétaire de leur logement. Chez les artistes, l’homogamie sociale ou professionnelle (le fait de se mettre en couple avec un conjoint semblable), qui est une tendance que l’on retrouve dans toutes les classes sociales, est importante pour s’ajuster à des modes de vie atypiques et à contre-courant des rythmes standards.

Tout cela met en jeu des inégalités sociales, en particulier celles liées au patrimoine et au matrimoine familial. Cette précarité durable interroge ainsi la capacité de la protection sociale à couvrir les risques liés à la discontinuité de l’emploi, des revenus et des droits. On voit que les précaires et leurs familles doivent fréquemment trouver d’autres ressources économiques." (...)