
Dans son livre Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain, l’historien David Colon relate plus d’un siècle de persuasion publicitaire et politique. Avec cet inquiétant constat : au fil du temps, les techniques des propagandistes se sont tellement perfectionnées qu’il est de plus en plus difficile d’y échapper. Entretien.
La propagande n’est pas née de la dernière pluie. En 1792 déjà, le ministère de l’Intérieur créait un « Bureau de l’esprit public » chargé de répandre les idées révolutionnaires. Deux siècles plus tôt, un pape fondait la Congrégation pour la propagation de la foi (Congregatio de Propaganda Fide), organisme doté d’une imprimerie et destiné à lutter contre le protestantisme naissant. Mais à la fin du XIXe siècle, un tournant s’opère : dans l’Occident nouvellement démocratique où fleurissent le suffrage universel, les syndicats et la presse populaire, l’avis des masses prend une importance inédite. Et c’est pour les garder sous contrôle que naît la propagande moderne. Industriels et politiciens étant désormais forcés de composer avec l’opinion publique, il s’agit de la façonner.
Chercheur et enseignant à Sciences Po Paris, l’historien David Colon a publié l’an passé, chez Belin, une riche synthèse à ce sujet : Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain. Il évoque ici quelques aspects d’une histoire qui continue de s’écrire chaque jour, autour de chacun d’entre nous. (...)
Vous commencez votre livre par cette phrase : « La propagande est fille de la démocratie. » Que voulez-vous dire par là ?
« On a une image de la propagande comme étant intrinsèquement liée aux régimes autoritaires, alors qu’un tel régime a un autre moyen que la persuasion pour parvenir à encadrer la population : la contrainte. Ce qui caractérise le régime démocratique, c’est qu’a priori il ne peut pas s’appuyer sur la contrainte. La persuasion y est donc devenue une nécessité à mesure que les masses sont entrées dans la vie politique et sociale, à la fin du XIXe siècle. Autrement dit, la propagande est née de cette nécessité, pour les régimes démocratiques, d’encadrer les masses. »
Dans votre ouvrage, vous évoquez Walter Lippmann et Edward Bernays, deux des pères fondateurs de la propagande moderne, des journalistes étatsuniens devenus de redoutables communicants pendant la Première Guerre mondiale. Et vous écrivez : « Lippmann partage avec Bernays la conception d’une propagande démocratique visant à encourager l’adhésion de l’opinion publique à la politique menée par une oligarchie qu’il considère seule légitime à gouverner. » C’est ça, la propagande, à l’origine ?
« Pour les élites traditionnelles, l’avènement des masses représente une remise en cause très profonde de leur autorité et de leur pouvoir. Le recours à la propagande est un moyen de conserver ce pouvoir, tout en conciliant son exercice avec le principe démocratique. Il s’agit, comme l’a théorisé Lippmann, de conduire les individus à aligner leurs opinions sur celles des gouvernants, avant, bien évidemment, qu’ils consentent aux décisions qui sont prises par ces mêmes gouvernants. » (...)