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« Les algorithmes organisent massivement l’autoexploitation. » Le droit du travail à l’épreuve de l’uberisation.
Entretien avec Barbara Gomes, juriste et membre du collectif Pédale et tais-toi
Article mis en ligne le 4 octobre 2019
dernière modification le 3 octobre 2019

Travail à la tâche sous-payé et sans protection sociale, enfants livrant illégalement pour Uber ou Deliveroo, subordination aux algorithmes qui imposent un rythme de travail toujours plus effréné… Sous couvert d’une soi-disant révolution numérique, les plateformes et les tenants de la « start-up nation » imposent des conditions de travail dignes du XIXe siècle.

Comment font les plateformes pour contourner leurs obligations sociales ? Pourquoi leur offensive nous oblige à reconsidérer en profondeur le droit du travail ? En quoi la « loi Travail » de 2016 et le gouvernement Macron encouragent-ils ce modèle économique ? Comment livreur⋅ses et chauffeur⋅ses « uberisé⋅es » se mobilisent-iels ? Barbara Gomes, juriste et membre du collectif Pédale et tais-toi, tente de répondre à ces questions pour nous. (...)

Les plateformes ont contribué à imprégner l’imaginaire collectif du travail avec un discours très bien rodé qui met en avant l’autonomie des travailleur·ses et prétend que le contrat de travail et le salariat sont dépassés. Elles font croire que, grâce à la dématérialisation numérique, il existe un rapport triangulaire entre la structure qui offre le support numérique, l’individu qui veut travailler et la tierce personne qui a besoin d’un service.

En outre, nous traversons une prétendue crise du salariat qui, comme le démontre très bien la sociologue du travail Dominique Méda 3, est en réalité une crise de la pratique managériale. Les salarié·es vivent de moins en moins bien leurs mauvaises conditions de travail et le manque de reconnaissance sociale. Cette crise se traduit par une volonté chez certains individus de sortir du statut de salarié⋅e, dans l’idée que travailler en tant qu’indépendant⋅e sera plus émancipateur. Ce sont des discours qu’on entend beaucoup chez les travailleur·ses de Uber ou Deliveroo par exemple.

Il faut cependant distinguer ce que leur proposent les plateformes et ce qu’elles et ils veulent en réalité, c’est-à-dire plus d’autonomie et de responsabilisation, et pas forcément moins de protection sociale. Or, avec leur contrat d’autoentrepreneur·ses, ils et elles ne bénéficient d’aucune garantie en termes de droit du travail et leur protection sociale est beaucoup moins étendue que celle des salarié·es.

En revanche, en ce qui concerne la relation hiérarchique et le rapport aux client⋅es, il n’y a rien qui distingue une plateforme numérique d’une entreprise classique. (...)

simple changement dans la mise en relation : l’accès est facilité et plus direct. Pour autant, l’organisation productive est toujours là et des décisions de justice ont démontré que les plateformes de travail ne font justement pas de la simple mise en relation entre des travailleur·ses indépendant·es et des client·es…

Les plateformes numériques présentent les travailleur·ses comme indépendant·es afin de ne pas avoir à respecter les obligations sociales inhérentes au salariat. Mais celles et ceux-ci sont dépendant·es économiquement de la plateforme, car ils et elles ont besoin d’elle pour exister sur le marché et sont concrètement dans l’impossibilité de diriger leur activité commerciale.

Depuis 2015, on assiste à une vague de décisions de justice qui requalifient en contrat de travail salarié des contrats de prestation de service passés entre des travailleur·ses et une plateforme. (...)

notre modèle social s’est construit autour de l’idée que l’on avait le droit de bénéficier des protections inhérentes au contrat de travail dès qu’on était soumis à une organisation hiérarchique.

Le contrat de travail est donc devenu le modèle type pour organiser la production. Il réglemente notre rapport individuel avec l’employeur⋅se et donne accès à des droits collectifs en tant que salarié·e – droit de représentation au sein de l’entreprise, les conventions collectives, etc. Des droits que les travailleur·ses des plateformes se voient malheureusement refuser aujourd’hui.

En parallèle a été mis en place la Septième partie du Code du travail qui recense toutes les professions « entre les deux », où le critère de subordination juridique ne fonctionne pas pleinement et où la situation de dépendance est cependant telle qu’il faut octroyer tout ou partie des protections du travail. Il s’agit par exemple des journalistes pigistes, des voyageur·ses représentant·es placier·es (VRP) ou encore des mannequins.

Le droit du travail français s’est ainsi toujours très bien accommodé de la subordination juridique. (...)

face à l’offensive des plateformes, nous sommes obligés de construire un contrat de travail définitivement protecteur qui dépasse la subordination juridique.

Le Groupe de recherche pour un autre code du travail (GR-PACT 5) rassemble des universitaires qui ont décidé de s’attaquer à l’écriture complète d’un autre Code du travail, plus protecteur et qui prend en compte le critère de la dépendance économique dans la définition du contrat de travail. Cela peut être une superbe occasion de remettre les choses au clair et de définir enfin ce qu’est un·e salarié et un⋅e employeur⋅se, car ce n’est paradoxalement pas inscrit dans la loi. (...)

L’algorithme de l’application est devenu essentiel dans la dissimulation du pouvoir exercé par la plateforme. Il permet de prédéterminer à l’avance tout ce qui constitue les lignes directrices de l’organisation du travail, et ce de façon beaucoup plus masquée que lorsqu’un cadre de la boîte vient nous dire quoi faire. En un mot, le patron n’est plus sur ton dos mais dans ta poche 6. (...)

Toujours pour masquer la subordination, les plateformes préfèrent aux sanctions coercitives les mécanismes d’incitation et de récompense. (...)

exemple, la prime de pluie qui incite les coursier·es à livrer les jours de mauvais temps 7. C’est plus subtil que de leur dire explicitement : « Vous avez intérêt à bosser quand il pleut sinon on ne fera plus recours à vos services. »

L’enjeu futur des plateformes sera de développer de nouvelles stratégies encore plus diffuses pour masquer ces rapports de pouvoir qui s’exercent sur les travailleur·ses. (...)

Tout pouvoir de résistance par rapport à la plateforme – comme le fait de refuser un créneau horaire ou de ne pas s’acheter tous les deux ans une voiture flambant neuve – est annihilé. Or c’est cela aussi le droit du travail : avoir un pouvoir de résistance face à la décision patronale.

Comment la « loi Travail » de 2016 a-t-elle pris en considération les travailleur·ses des plateformes ?

Dans le cadre de la « loi Travail », le gouvernement socialiste a créé un statut particulier pour accorder des droits aux travailleur·ses « des plateformes de mise en relation », ce qui exclut de facto les plateformes de travail (dont le rôle ne se limite pas à un simple rôle d’intermédiaire). Autre maladresse, il est stipulé que ce statut s’adresse aux « travailleur·ses indépendant·es des plateformes »…ce qui devrait exclure celles et ceux qui évoluent au sein de plateformes de travail, qui organisent, contrôlent et dirigent l’activité, telles que Uber et Deliveroo.

Depuis quelques années, beaucoup de personnes, y compris parmi les socialistes, pensent que le droit du travail est passéiste et qu’il faut protéger tous les travailleur·ses quel que soit leur degré de sujétion. (...)

La « loi Travail » octroie non pas des droits liés au salariat, mais des droits « mous » liés à la personne et à l’activité tels le compte personnel d’activité ou la validation des acquis d’expérience. On peut noter toutefois la reconnaissance du droit de grève, sauf que le législateur a tellement peur d’écrire le mot grève – car ça renvoie à des représentations mentales liées au salariat – qu’il a opéré un copier-coller de la définition du droit de grève ! (...)

Qu’est-ce que le collectif Pédale et tais-toi (Pett) dont tu fais partie ?

Le collectif est né en juin 2018, du constat que les représentations nationales syndicales et politiques se désintéressaient des travailleur·ses des plateformes numériques. Souvent par ignorance du sujet. Nous organisons depuis un an un tour de France pour aller à la rencontre des travailleur·ses des plateformes, faire des réunions publiques, aller parler aux restaurateur·trices, aux élu·es des collectivités. L’objectif est de réaliser du travail syndical de base, de sensibiliser les personnes sur la cause des travailleur·ses des plateformes, de réfléchir collectivement à ce qu’il faudrait changer voire tenter à terme de rédaction d’une proposition de loi 9.

Existe-il des alternatives aux plateformes de travail actuelles ?

CoopCycle a produit un logiciel et une application de livraison pour ceux et celles qui voudraient développer des alternatives 10. Le logiciel, c’est le nerf de la guerre, le nouveau capital. Grâce à celui de CoopCycle se sont développés entre autres les Coursiers Bordelais, les Coursiers Nantais, Olvo à Paris, Feel à vélo à Lorient ou encore la Traboulotte à Lyon, des coopératives de livraison où les coursier⋅es sont salarié⋅es.

Avec le collectif Pett nous voulons vraiment couper le mal à la racine, car les plateformes de travail ont vocation à devenir hégémonique. On essaie de travailler à ce que ce type de plateformes coopératives et plus éthiques socialement soit privilégié à l’échelle des municipalités et des marchés publics.

Les travailleur·ses des plateformes ont-ils les moyens de se mobiliser contre leurs conditions de travail ?

Les travailleur·ses des plateformes, notamment chez Deliveroo, sont très jeunes : c’est souvent leur première expérience de travail rémunéré. Comme pour n’importe qui lors de son premier emploi, ce n’est pas évident de savoir ce qui est normal ou non, faute de repère. Sans compter qu’il y a un turn-over absolument incroyable au sein de ces plateformes (...)

Le chant de révolte des canut⋅ses appelait à « tisser le linceul du vieux monde ». Souhaitons que les travailleur·ses des plateformes tissent le linceul du « nouveau monde » prôné par la Macronie.