
Les pompiers — majoritairement de jeunes hommes blancs peu diplômés — sont en contact permanent avec les plus défavorisés. Ils assistent depuis une vingtaine d’années à la dégradation simultanée de leurs conditions de travail, sous l’effet des politiques de rigueur, et des conditions de vie de ceux qu’ils aident. Avec des conséquences politiques dont les progressistes peinent à mesurer l’ampleur.
Autant dire qu’un intellectuel parisien ayant fait des études supérieures n’entre pas vraiment dans la norme : chacun ayant sur l’autre un ensemble de préjugés, mon profil renvoie presque évidemment à la figure du « gaucho » laxiste, toujours prêt à tout excuser, « comme tous les bobos de gauche ». Il n’est pas toujours facile d’expliquer que la sociologie n’est pas une culture de l’excuse : les pompiers de terrain ne le croient guère, mais l’ancien premier ministre Manuel Valls montrait la même finesse d’analyse pour cette discipline…
Je suis donc régulièrement sommé, gentiment souvent, sur un mode sarcastique parfois, de donner sens à ce qu’ils vivent et voient au quotidien, eux qui, par leur métier, sont de grands commentateurs de la comédie et des tragédies humaines. Les émeutes, bien sûr, les caillassages, les agressions ou les tensions, dans certains quartiers populaires, avec les « djeuns », les « wesh-wesh », qu’on n’aime pas trop chez les pompiers, mais aussi les « cas soss » (cas sociaux), les « assistés » de tout poil. Et tous les « TPMG », les « tout pour ma gueule » : hommes politiques, patrons, stars du sport ou du showbiz. On fustige violemment leur égoïsme et leur goût immodéré de la réussite, leur absence de sens du sacrifice, du devoir, de l’abnégation, de la fraternité : autant de valeurs fondamentales dans ce milieu qui se vit comme une sorte de contre-société, avec ses codes et ses rites, fière de l’entraide et de la cohésion qu’elle offre à ceux qu’elle a acceptés dans ses rangs.
Le métier de sapeur-pompier reste peu connu, noyé sous les images médiatiques, voire folkloriques : incendies spectaculaires et catastrophes, hommages nationaux aux victimes du devoir, etc. C’est évidemment l’une de ses facettes, et les « morts au feu » méritent les hommages rendus. Mais, à y regarder de plus près, une autre forme d’« héroïsme » — bien que le mot fasse sourire dans le milieu et que chacun s’empresse de le récuser — apparaît : la confrontation à un quotidien de misères et de détresses de toute nature auxquelles les pompiers doivent trouver des solutions. (...)
La question de la marchandisation de ce service public n’a pas manqué de se poser au cours des quinze dernières années. Facturation, coût des matériels utilisés en intervention, informatisation des moyens permettant de rémunérer les pompiers à la seconde de travail près, arrivée des contrôleurs de gestion, tentatives de définir la durée de chaque type d’intervention pour ne pas « dépasser un temps moyen » : nombreux ont été les signes de cette « nouvelle gestion publique » et de sa quête de « rationalisation ». Or les pompiers ne savent jamais sur quoi ils vont tomber quand ils partent en intervention, ni ce qu’ils devront faire. Aucun d’entre eux ne souhaite qu’on quantifie son activité de secours, qu’on mesure son temps d’empathie, qu’on paramètre son degré d’implication ou qu’on vienne lui reprocher d’utiliser un matériel. J’ai même plutôt vu des collègues s’emporter : « On pouvait ne pas mettre la compresse “Burn Free” pendant le transport [d’un brûlé]… Tant qu’on y est, on n’a qu’à demander aux gens qui souffrent de mordre dans un bâton jusqu’à l’hôpital ! Là, ça ne coûtera pas trop cher ! »
Cette empathie, cet humanisme, ce sens des autres peuvent être résumés par la formule du sociologue Pierre Bourdieu, la « main gauche de l’État » : tout ce travail d’aide et d’assistance qu’assurent les pompiers au quotidien et qui explique pour une grande part leur popularité — il s’agirait même, selon divers sondages, du métier le plus populaire de France. (...)
Contre les « donneurs de leçons »
Pourtant, le piège des vacations est connu de tous : non imposables, versées directement sur le compte en banque en fin de mois, elles ne s’accompagnent d’aucune cotisation et représentent rapidement un élément non négligeable des revenus. Comme l’écrivait avec inquiétude un syndicaliste de la Confédération générale du travail (CGT), on assiste depuis quelques années à une « salarisation des vacations », car beaucoup de pompiers, notamment parmi les plus jeunes et les plus précaires professionnellement, vivent au moins en partie de leurs vacations. Nombre de volontaires espèrent réussir le concours professionnel et devenir fonctionnaires, afin de continuer le métier de leurs rêves avec les garanties d’une vraie carrière : rémunération stable et évolutive, droits sociaux, droits à la formation continue, primes, retraite, etc. Mais les restrictions de postes aux concours de recrutement, les difficultés à se faire embaucher dans le département de leur choix ont souvent raison de leurs espoirs.
Ils doivent alors trouver un emploi, si possible en lien avec leurs compétences (maître-nageur, agent de sécurité incendie, ambulancier, brancardier…), mais souvent précaire (...)
Compte tenu de la dégradation continue des conditions de vie et de travail, une autre question mérite d’être posée : combien de temps encore des précaires devront-ils s’occuper de plus précaires qu’eux ? Mais aussi quels effets, notamment politiques, cela peut-il avoir ? En choisissant de parler de « retour de flammes », on veut mettre en lumière les formes de droitisation de cette frange des classes populaires, en constante proximité avec les populations les plus précarisées. (...)
Que les propos de Mme Marine Le Pen, la présidente du Front national (FN), sur « l’establishment et ses privilèges » et sur les « assistés » fassent mouche dans un tel contexte professionnel, familial et social, qui s’en étonnera ? Parler de « droitisation » permet de résumer ce phénomène observé depuis au moins quinze ans, mais le caricature, aussi, en passant sous silence les débats, les revirements, les doutes, les questionnements : l’éthique du pompier est souvent rappelée à ceux qui tiennent des propos racistes, de même que les valeurs du service public. Il n’en demeure pas moins que la dégradation générale des conditions de vie et le matraquage de propos politiques à caractère raciste, nationaliste, anti-intellectualiste… ont fait des ravages. (...)
Les gouvernements successifs et les commentateurs qui minimisent ou oublient les luttes de classe (caractérisées notamment par les inégalités de capital économique, social, scolaire, ou encore par l’insécurité économique et professionnelle) sont comptables de cette situation, car, comme l’écrivait cruellement Karl Kraus, « quand le peuple place les responsables devant leurs actes, ces derniers font de grands yeux d’enfant, comme le loup à qui l’on raconterait l’histoire du loup ».