
(...) Le travailleur social, au cœur des injonctions paradoxales
L’intérêt de ce numéro d’octobre porte, entre autres, sur la parole donnée aux travailleurs sociaux. Un article particulier attire l’attention, celui intitulé « Les vigies du social » car, comme le précise la rédaction d’Esprit, « il convient de donner la parole aux travailleurs sociaux ». « Ces derniers font part d’un affaiblissement de l’ensemble des professions, sous les coups de politiques publiques considérées comme injustes. Ils rappellent aussi certaines dérives administratives qui ne respectent pas le droit » écrit la rédaction qui, au passage, remercie l’ANAS pour sa contribution. Enfin, que dire des directives contradictoires avec leurs missions que nous appelons fréquemment des injonctions paradoxales.
Là aussi, il faut être clair. Qu’est-ce qu’une injonction paradoxale ? C’est une pratique « diabolique » nous explique Christophe Faurie. Il s’agit de « placer une personne entre deux obligations contradictoires. L’une est consciente, l’autre non. Toute la puissance de la technique vient de cette partie inconsciente. En jouant sur elle, on court-circuite le libre arbitre de la personne. On obtient d’elle ce qu’elle ne « veut » pas faire. »
Plusieurs exemples peuvent être donnés : Il est demandé à un allocataire du RSA de s’engager dans un contrat d’insertion de son plein gré mais « en même temps », si elle ne le fait pas, son allocation est suspendue. Conséquence, elle signe le contrat d’insertion de façon contrainte. Son choix n’en n’est plus un. Puisque le fait de refuser un contrat provoque des répercussions importantes sur ses revenus. C’est à l’image de l’autonomie / dépendance. Un éducateur demandera à un jeune de s’autonomiser, mais pas au point de refuser son aide et ses conseils.
Les travailleurs sociaux sont porteurs d’injonctions contradictoires auprès des personnes qu’ils reçoivent, mais sont tout autant soumis à des injonctions pour eux-même. Pour les professionnels, une injonction paradoxale consiste par exemple à communiquer des informations à des commissions, à travers des rapports, alors qu’il leur est rappelé qu’ils sont soumis au secret professionnel. Dire et ne pas dire à la fois. Pour une conseillère ESF c’est aider une personne à mieux gérer son budget même si la personne ne dispose pas de ressources suffisantes pour payer ses charges incompressibles. Bref, les travailleurs sociaux sont placés dans de multiples missions impossibles ce qui les décourage et pèse sur leurs motivations.
Et pourtant, et pourtant,
Tous ou presque expliquent l’importance de la relation singulière avec les personnes et les familles qu’ils accompagnent.
« Des services sociaux sont aussi de plus en plus fermés, avec un interphone et parfois même un vigile. Ce fonctionnement accélère une déshumanisation à laquelle nous sommes confrontés depuis des années. En effet, il remet en cause le principe de l’inconditionnalité de l’accueil, déjà malmené ».
Le travail social, c’est l’antithèse de la bureaucratie, rappellent-elles. Il consiste à aider la personne à porter recours, à remettre en cause la parole des administrations et à trouver des formes d’interpellation. (...)
Vince l’éducateur que vous pouvez suivre sur les réseaux sociaux est lui aussi interrogé dans cet article. Celui qui manie avec brio l’ironie et l’humour décalé nous dit que dans le fond, il n’a pas vraiment envie de rire : il est même sérieusement inquiet des transformations qui affectent le travail social. Pour lui, c’est la commande publique qui est devenue maltraitante : la culture du chiffre et de la rentabilité entraîne une perte de sens. …/… Dans le contexte actuel, dit-il « nous devenons des machines, de simples exécutants. Les éducateurs souffrent avant tout des directives qui leur viennent d’en haut, et d’abord des formes de l’évaluation du travail social. Ces dernières les éloignent du terrain : quand on passe plus d’un tiers de son temps à remplir des tableurs, c’est autant de temps que l’on ne passe pas auprès des familles ».
Dénoncer ne suffit pas, il faut aussi proposer
Vince préférerait tant que les éducateurs produisent des évaluations qualitatives de leur travail par des exercices d’écriture. Voilà une pratique qui apporte du sens. Autrement dit, rendre compte plutôt que rendre des comptes.
Didier Maille, assistant social au Comité pour la santé des exilé·es (Comede), estime lui qu’une (re)mobilisation des travailleurs sociaux, notamment des assistantes et des assistants sociaux, est possible. Elle passe par la reconnaissance qui doit leur être donnée pour qu’ils puissent agir pour l’accès aux droits et par un recours accru à l’outil juridique (...)
Le sociologue bien connu dans notre secteur, Michel Chauvière rappelle que les travailleurs sociaux réalisent une mission d’intérêt général, y compris lorsque plus de 70 % de leurs employeurs sont des associations privées selon la loi de 1901. Il s’inquiète du » nouveau management public inspiré du secteur privé lucratif, pour tout décideur ou entrepreneur social, être au service de, accompagner et protéger ne se conçoivent plus sans normes d’exécution dûment établies et soumises à une évaluation continue des résultats ». Il faut pouvoir en sortir.
Christophe Anché, assistant social, co-auteur du livre intitulé « Du côté des enfants en danger« rappelle que le travail social est animé d’une attention portée à l’autre, de bienveillance et de volonté de compréhension. Cette dimension passe bien avant l’organisation et l’accès à des prestations ou des services. (...)
Il faut aller développer des lieux d’accueils physiques car la numérisation exclut des pans entiers de la population. (...)
Anne-Solène Taillardat ancienne enfant placée et aujourd’hui militante à l’association Repairs, rappelle son côté qu’il ne suffit pas d’aimer les enfants pour bien les accompagner. On recrute de plus en plus des personnes qui n’ont pas reçu de formation particulière, ce qui donne lieu à des réponses inappropriées, voire à des maltraitances. La formation des travailleurs sociaux reste essentielle. (...)
Elle propose en conclusion de l’article de la revue Esprit un texte poétique sur le métier d’éducateur spécialisé qu’elle aime décliner sous forme de slam. Il conclue aussi mon « article sur cet article » :
« « Je travaille dans tous les interstices, entre les règles et les bonbons, entre Messi et Pythagore, entre la Petite Ourse et Orion, entre berceuses et engueulades, entre lézards et papillons, entre le pouce et le portable, entre torpeurs et tourbillons, entre Batman et Violetta, entre les dys et les hypers, entre les toons et les ados, entre l’horizon et la mer, entre le visage et le masque, entre les billes et les équerres, entre Facebook et l’argent de poche, entre les mères et les repères. »
« Je taffe entre l’aube et le crépuscule, entre un ici et un ailleurs, entre l’instinct et la raison, entre les pôles et l’équateur, entre le nuage et l’arc-en-ciel, entre le scénario et l’acteur. Je taffe entre hier et aujourd’hui, pour des lendemains plus rêveurs. Je taffe là où les cicatrices constellent les âmes et les histoires, là où l’on passe d’une vie à l’autre, comme on traverserait un miroir, là où, plus que partout ailleurs, la plus belle clé est le savoir, où l’on conjugue humanité, fragilité et espoir. »