Ce mardi 22 septembre, Omar Radi, l’un des journalistes d’investigation les plus en vue, l’une des rares voix critiques dans les médias, comparaît devant la justice marocaine. Révélations sur une affaire qui croise deux luttes cruciales : l’engagement contre la répression des voix et des plumes libres et le combat contre les violences sexuelles et sexistes, de plus en plus instrumentalisé par le régime marocain à des fins politiques et sécuritaires. Une enquête de Mediapart et L’Humanité.
Les dossiers ne sont pas disjoints : le jeune homme doit répondre des accusations d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État [en entretenant avec des agents étrangers] des intelligences ayant pour objet de nuire à la situation diplomatique du Maroc », d’« atteinte à la sûreté intérieure de l’État [en recevant une rémunération étrangère] pour [...] ébranler la fidélité que les citoyens doivent à l’État et aux institutions du peuple marocain », d’« attentat à la pudeur avec violences », de viol, d’infraction au code général des impôts marocain et d’évasion fiscale.
C’était au cœur de l’été, le 30 juillet puis le 3 août. Dans les colonnes d’AtlasInfo, un site basé en France, dédié à l’actualité du Maroc et du Maghreb, Hafsa Boutahar, une jeune femme, employée en freelance, pour des missions commerciales et administratives au Desk, un site d’information dédié à l’investigation, accuse le journaliste et militant des droits de l’homme Omar Radi, depuis longtemps dans le collimateur du pouvoir, de l’avoir violée lors d’une soirée chez leurs patrons, Ali Amar et Fatima-Zahra Lqadiri, dans la nuit du 12 au 13 juillet 2020. (...)
Hafsa Boutahar explique avoir hésité dix jours avant de décider de déposer sa plainte le 23 juillet auprès du procureur du roi parce qu’elle ne voulait pas nuire à ses employeurs « qui l’ont toujours bien traitée », qu’elle avait « peur du scandale », de la « hchouma », la honte en arabe dialectal, ce mot qui sert à taire au Maroc les tabous liés au corps, au genre, à la sexualité, aux violences contre les femmes comme le harcèlement sexuel et le viol.
« S’il n’était pas allé parler de moi dans les bars en riant de ce qu’il m’avait fait subir, peut-être que je me serais tue comme la plupart des personnes qui se font violer, explique-t-elle à AtlasInfo. Vous croyez vraiment que c’est facile de s’adresser à la justice pour ce genre de choses dans une société comme la nôtre ? Que c’est facile de prendre le risque qu’on vous réponde que vous l’avez peut-être bien cherché ? Qu’on se demande ce que vous faisiez là ? Je me suis posé mille fois la question : allait-on m’aider ? Omar Radi est très connu et a de nombreux soutiens et moi, je n’ai rien. » (...)
L’homme que Hafsa Boutahar accuse n’est pas n’importe qui. Omar Radi, 34 ans, est dans le viseur de la monarchie depuis des années. En cause : les prises de position critiques de cet électron libre, ses activités politiques, ses enquêtes journalistiques sur l’économie de rente, la corruption, la spoliation des terres, la collusion entre le Palais et les affairistes, la répression des mouvements sociaux dans les régions périphériques abandonnées par l’État, comme le Rif ou l’Oriental.
Emprisonné le 26 décembre 2019 à la suite d’un vieux tweet fustigeant la justice marocaine et les magistrats qui avaient confirmé en appel, le 6 avril 2019, la condamnation des porte-voix du soulèvement populaire dans le Rif à de très lourdes peines, le journaliste avait finalement été libéré quelques jours plus tard, sous la pression d’une mobilisation nationale et internationale inédite. Dans cette affaire, il a finalement écopé en mars dernier d’une peine de quatre mois de prison avec sursis.
Dans la foulée, un rapport d’Amnesty International a révélé que son téléphone avait été espionné via le logiciel Pegasus de la firme israélienne NSO, utilisé selon l’ONG par les autorités marocaines. Reprises dans une quinzaine de médias sous la coordination du collectif Forbidden Stories, ces révélations font scandale.
Prises la main dans le sac, les autorités marocaines ripostent. Le 25 juin, le procureur général près la Cour de Casablanca ouvre une enquête sur « l’implication présumée du journaliste dans une affaire d’obtention de financements étrangers en relation avec des services de renseignements ». Quand survient l’accusation de viol le 23 juillet, Omar Radi, repeint par le pouvoir en espion, a déjà répondu à une vingtaine de convocations de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ).
Depuis son incarcération, c’est la tétanie dans les cercles journalistiques et militants. Ceux qui osent mettre en doute ces accusations deviennent les cibles de menaces, d’intimidation. Ils sont traînés dans la boue. Des voix libres, pourtant rompues aux méthodes du régime, choisissent la retenue. La peur étend chaque jour un peu plus son ombre. (...)
Plusieurs figures de la lutte pour la défense des droits humains refusent tout simplement de s’exprimer sur cette affaire – « Le climat ne nous permet plus de parler » – ou préfèrent s’exprimer sous le couvert de l’anonymat.
« Omar Radi est devenu une ligne rouge, autant que le Sahara ou le Roi », lâche sous le couvert de l’anonymat une journaliste. « C’est trop risqué, trop éprouvant psychiquement, souffle-t-elle. Le régime fait payer quiconque soutient Omar ou remet en question la version officielle. Ils utilisent la vie privée des gens contre eux. C’est comme la Stasi en Allemagne de l’Est, tout le monde a peur, se voit comme le prochain sur la liste. » « Toute personne associée à Omar Radi est une cible potentielle de diffamation, d’attaques et même de poursuites judiciaires », confirme un avocat.
Dans ce climat oppressant, le doute s’installe, s’instille. Les féministes se divisent : certaines dénoncent l’instrumentalisation de la lutte contre les violences sexuelles, d’autres pointent la culture du viol qui déprécie la parole de la plaignante. Les trolls attaquent, une guerre des pétitions est lancée ; les « médias de diffamation » font leurs gorges chaudes de cette affaire. (...)
Au milieu du mois d’août, une pétition titrée « L’ombre est là », signée par 400 personnalités parmi lesquelles des artistes et des intellectuels de renommée, comme le poète Abdellatif Laâbi, l’écrivain Abdellah Taïa ou encore la cinéaste Leïla Marrakchi, a condamné « la répression policière », « les emprisonnements politiques », « le lynchage public » des dissidents dans les « médias réactionnaires de diffamation ». (...)
Ils érigent en symbole les cas d’Omar Radi et celui de Hajar Raïssouni, une autre journaliste harcelée par le régime, condamnée en septembre 2019 à deux ans de prison pour avortement illégal et relations sexuelles avant d’être graciée par le roi sous la pression d’une mobilisation internationale. (...)
Quelques jours plus tard, une contre-pétition, rassemblant 670 artistes et créateurs « qui font confiance aux institutions de leur pays », est venue contredire leur manifeste pour se réjouir de l’état des libertés individuelles au Maroc. (...)
Cette guerre des tribunes a traversé la Méditerranée. En août, un texte publié sur le site Orient XXI et dans L’Humanité dénonçant « une machine répressive », soutenue par plus de 150 personnalités marocaines et françaises, a aussitôt suscité la réponse de 130 associations marocaines s’insurgeant contre « la diffusion d’informations trompeuses sur le Maroc ». Réaction relayée par la MAP, l’agence de presse officielle marocaine.
C’est seulement dans ces médias accusés d’user de la « diffamation » et de fabriquer des « fake news », que Hafsa Boutahar a choisi de raconter cette nuit du 12 au 13 juillet qui a vu sa vie basculer. La jeune femme a décliné toutes les sollicitations de Mediapart et L’Humanité. (...)
Entre le 7 juin et le 15 septembre, l’ONG Human Rights Watch (HWR) a recensé pas moins de 136 articles attaquant Omar Radi, sa famille et ses défenseurs sur les sites d’information marocains Chouf TV, Barlamane et Le360, dans leurs versions arabes et françaises. (...)
Fait troublant, dès le 17 juin, soit presque un mois avant les faits dénoncés par Hafsa Boutahar, Chouf TV présentait déjà Omar Radi comme un « violeur ». Dans un article au ton sarcastique, dans lequel il est surnommé « Omar Zatlaoui » (« Omar le fumeur de cannabis »), le site exhume un bref épisode du passé militant du journaliste : une université de printemps d’Attac Maroc aux Tamaris, dans la banlieue de Casablanca, en 2008.
Contacté, le témoin cité dément vigoureusement ces allégations (...)
Mais dans la nuit du 12 au 13 juillet, que s’est-il passé ? Dans un mail daté du 25 juillet, adressé à un cercle d’amis proches aussitôt après avoir appris le dépôt par Hafsa Boutahar d’une plainte pour viol, Omar Radi se dit désarmé : « J’ai appris cela ce soir, je ne ressens plus rien. À quelques heures de l’interrogatoire de demain à la BNPJ, je ne sais plus vraiment quoi penser. Je ne sais pas comment affronter tout cela, ni si ça en vaut encore la peine. Je sais que mes paroles ne vaudront bientôt plus rien au regard de cette actualité, mais je jure sur mon honneur que je n’ai rien fait de mal, ni sans consentement. »
Il livre pourtant aux destinataires de ce mail sa version des faits. Pour décrire, comme il le fera plus tard dans sa déposition, une relation sexuelle consentie avec sa collègue. (...)
Mais dans la nuit du 12 au 13 juillet, que s’est-il passé ? Dans un mail daté du 25 juillet, adressé à un cercle d’amis proches aussitôt après avoir appris le dépôt par Hafsa Boutahar d’une plainte pour viol, Omar Radi se dit désarmé : « J’ai appris cela ce soir, je ne ressens plus rien. À quelques heures de l’interrogatoire de demain à la BNPJ, je ne sais plus vraiment quoi penser. Je ne sais pas comment affronter tout cela, ni si ça en vaut encore la peine. Je sais que mes paroles ne vaudront bientôt plus rien au regard de cette actualité, mais je jure sur mon honneur que je n’ai rien fait de mal, ni sans consentement. »
Il livre pourtant aux destinataires de ce mail sa version des faits. Pour décrire, comme il le fera plus tard dans sa déposition, une relation sexuelle consentie avec sa collègue. (...)
Parmi les personnes présentes cette nuit-là, à Bouskoura, les gendarmes n’auditionneront que les propriétaires, l’accusé, la plaignante et le témoin direct, Imad Stitou. Et d’après l’une des défenseuses de Omar Radi, Me Souad Brahma, aucun rapport médical établi dans les jours suivant le viol présumé n’a été versé au dossier d’instruction. « D’habitude, même avec de solides preuves et des constatations médicales, nous avons le plus grand mal à faire enregistrer les plaintes pour violences sexuelles », insiste cette avocate, par ailleurs membre de l’Association marocaine des femmes progressistes. (...)
Un jeune journaliste qui a arpenté les mêmes sphères militantes et professionnelles que lui depuis le mouvement du 20 février 2011 décrit un homme discret sur sa vie privée, qui jamais, devant une assistance masculine, ne se laisse aller au moindre écart verbal, à la moindre plaisanterie salace ou sexiste.
Dans les rangs de la gauche marocaine, tout le monde ne jouit pas d’une telle réputation. (...)
Ses proches se refusent pourtant à accabler Hafsa Boutahar : « Il ne nous appartient pas de dire qui ment. Une parole d’une femme est là et par principe, je ne peux pas la rejeter, la mettre en doute publiquement, confie l’une d’elles. L’ennemie, ce n’est pas la plaignante. C’est l’instrumentalisation de la parole féminine pour museler des journalistes, des opposants. C’est le makhzen qui accapare nos luttes féministes et LGBT pour les retourner contre nous, casser les militants de gauche. »
Omar Radi n’est pas le premier journaliste indépendant dans le collimateur du pouvoir à être visé par une plainte pour viol. (...)
« Cela peut paraître surprenant d’entendre une femme marocaine comme moi, ayant vécu les malheureuses réalités du harcèlement sexuel au Maroc – exprimer son scepticisme face à ces accusations [portées contre Omar Radi – ndlr]. Si les agressions sexuelles et les abus de toute nature sont odieux et méritent toujours une enquête sérieuse, il y a de bonnes raisons de croire que de telles allégations sont exploitées à des fins politiques. Pourquoi ? Parce que j’ai vu cela se produire moi-même », explique l’ancienne employée de Akhbar Al Youm, avant de détailler par le menu les pressions et les menaces dont elle a été l’objet pour la « convaincre » de porter plainte contre son ancien patron. (...)
Malgré nos multiples relances, Hafsa Boutahar qui accuse Omar Radi de l’avoir violée et avec laquelle nous avons échangé via la messagerie Signal, a refusé nos demandes d’entretien. Elle a également refusé de nous mettre en contact avec ses avocats, son entourage. Nous lui avons transmis via Signal une longue série de questions restées sans réponses.
Ses anciens employeurs – Mohammed Khabbachi à la tête du média Barlamane et Mohamed Laghrouss directeur du journal Al3omq – n’ont pas fait suite à nos demandes d’entretien téléphonique, ni répondu à nos questions envoyées par courriel.
Contactés, ni le procureur du roi, ni la gendarmerie royale n’ont donné suite à nos demandes d’entretien.