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« On nous appelait les prisonniers politiques » : des gilets jaunes incarcérés racontent
Article mis en ligne le 23 juin 2021

Plus de 400 gilets jaunes, condamnés à de la prison ferme, purgent ou ont purgé leurs peines. Certains ont accepté de raconter à Basta ! leur découverte de l’univers carcéral, une expérience qui marque les personnes et souvent déstabilise les familles. Tout en laissant une trace profonde sur le mouvement.

En plus d’un an près de 440 gilets jaunes ont été incarcérés pour des peines de un mois à trois ans. Cette répression, menée sur le plan judiciaire et carcéral, a bouleversé leurs vies et celles de leurs proches, et affecté l’ensemble du mouvement. À Montpellier, Perpignan, Narbonne, Le Mans et d’autres villes, Bastamag a rencontré plusieurs prisonniers et leurs soutiens, qui nous ont raconté leur expérience. (...)

« Je n’aurais jamais cru aller en prison ! » Le 11 mars 2019, le verdict du tribunal de grande instance de Montpellier s’abat comme un coup de massue sur Victor*. « Quatre mois ferme avec mandat de dépôt, huit mois de sursis, 800 euros de dommages et intérêt » Arrêté lors de l’acte 16 pour avoir tiré un feu d’artifice en direction des forces de l’ordre, ce gilet jaune de Montpellier est jugé en comparution immédiate pour « violences contre les forces de l’ordre » et « participation à un groupement en vue de commettre des violences ». Les images de son jugement tournent en boucle dans sa tête.

« Ça n’a même pas duré dix minutes. Je n’ai rien compris à ce qui se passait. » À peine sorti de sa garde-à-vue, sidéré, ce plombier et père de famille est embarqué au centre pénitentiaire de Villeneuve-les-Maguelone. Placé pendant cinq jours dans le quartier des « arrivants », il y reçoit un petit kit avec le minimum nécessaire pour le couchage et l’hygiène. « Au début c’était terrible. Je ne voulais pas sortir de ma cellule, être confronté aux surveillants et aux détenus. » Il sortira de prison trois mois plus tard. (...)

Plus de 2200 peines de prison prononcées, fermes ou avec sursis

Victor fait partie des 440 gilets jaunes condamnés à de la prison ferme avec mandat de dépôt, selon le dernier bilan du Ministère de la Justice en novembre, qui comptabilise 1000 peines de prison ferme allant d’un mois jusqu’à trois ans. Sur ce total, 600 peines ont été prononcées sans mandat [1], aménageables avec un bracelet électronique ou un régime de semi-liberté.

En plus de ces 1000 condamnations fermes, aménagées ou non, 1230 gilets jaunes ont été condamnés à de la prison avec sursis. Une telle répression judiciaire d’un mouvement social est inédite dans les dernières décennies. Seules les révoltes des banlieues en 2005 ont fait l’objet de plus d’incarcérations, avec 763 personnes écrouées sur 4402 garde-à-vue [2].

Comme Victor, la grande majorité d’entre eux n’avait pas de casier judiciaire ni de connaissance du monde carcéral. « À 40 ans, bientôt quatre enfants, je n’étais pas du tout préparé à aller en prison ! », souffle Abdelaziz, ancien brancardier à Perpignan. Cette figure associative locale de la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie se savait dans le collimateur de la BAC depuis le printemps 2017, où il avait diffusé une vidéo de violences policières. Le 5 janvier 2019, une manifestation s’échauffe devant le tribunal de Perpignan. Des manifestants rentrent dans l’enceinte, des vitres sont brisées, des affrontements éclatent. Quatre jours plus tard, à l’aube, Abdelaziz est perquisitionné. « Ils cherchaient mon gilet jaune et le mégaphone de mon association, pour me présenter comme le meneur. » Les policiers l’accusent d’avoir assené un coup de poing à un agent, ce qu’il conteste fermement.

« En garde-à-vue, les policiers disaient entre eux : "Regardez, on a eu Abdelaziz !". J’étais comme un animal qu’on avait attrapé. » Placé en détention préventive, en attente de son procès en février, il est finalement condamné à trois mois fermes et cinq mois de sursis. « Deux autres gilets jaunes, Arnaud et André, interpellés au même moment, ont accepté la comparution immédiate en espérant que le juge soit plus clément. » Ils prendront huit et dix mois fermes avec mandat de dépôt.
« Les toilettes sont à 50 cm de l’endroit où l’on mange, sans cloison »

À Perpignan, Abdelaziz rejoint un deuxième détenu, dans une cellule conçue pour une seule personne. Au début, la cohabitation est respectueuse. Mais elle se détériore avec l’arrivée d’un troisième prisonnier qui dort sur un matelas à même le sol. « Les conditions de détention étaient horribles. Nos toilettes sont à 50 cm de l’endroit où on mange, sans cloison. Il y a des grillages derrière les barreaux de nos fenêtres alors que c’est interdit. La surpopulation est de plus de 200 %. Des femmes s’entassent à quatre dans certaines cellules. Récemment un détenu s’est suicidé dans sa cellule. J’ai porté plainte contre la prison. » (...)

Leurs demandes d’accès à une « unité de vie familiale » - un espace permettant aux couples et aux familles de se retrouver avec plus de temps et d’intimité que les parloirs [3] - sont restées sans réponse depuis trois mois. « On a fini par se faire un câlin dans le parloir. C’est interdit : l’administration nous l’a supprimé pendant deux mois. »

Entassés à cinq, dans une cellule insalubre de 14 m2 (...)

des délais de « dix jours pour obtenir un sac de linge arrivant, trois semaines pour une plaque de cuisson, un mois pour un poste radio, et des courriers qui mettent jusqu’à une dizaine de jours pour nous parvenir. » Du côté des parloirs, il critique le « manque d’intimité en parloir collectif, des fouilles abusives et systématiques, et des problèmes informatiques récurrents pour la réservation des familles ».

À Montpellier, Victor a « ressenti la faim ». En prison, la nourriture fournie gratuitement n’est pas suffisante. L’image des détenus « nourris, logés, blanchis » est un leurre. Pour améliorer l’ordinaire, tous les détenus doivent « cantiner », c’est à dire acheter le surplus. Et tout se paie : nourriture supplémentaire, cigarettes, papier toilette, savon, location de télévision, journaux... Il est crucial d’obtenir de l’argent via des « mandats » envoyé par l’entourage, ou en travaillant en détention. (...)

Pour Bruno, gilet jaune du Mans, « les conditions n’étaient pas trop mauvaises : il y avait même une douche dans la chambre ». Ce déménageur de 51 ans avait d’abord écopé de trois mois de sursis suite à un feu de poubelle, en janvier 2019. Interpellé à nouveau le 16 février pour « outrage », « rébellion » et jet de canette, il est incarcéré à la prison des Croisettes, un établissement plus récent. « Ce qui est fatigant, c’est la routine. Le réveil, le café, les infos, la promenade du matin, le repas du midi, la télé, la sieste, la promenade de l’après-midi, le repas du soir, etc. Toutes les journées se ressemblent. »

Pour tuer le temps et bénéficier de réductions de peine, Bruno s’est inscrit à certaines des activités proposées en prison : « J’ ai fait l’école des prisonniers, avec des cours d’anglais, de mathématiques, de français et d’histoire-géo. Et aussi des activités avec un groupe musical. » Le compagnon d’Émilie, lui, s’est « inscrit à toutes les activités et au travail. Il a aussi participé à un atelier d’écriture dans le journal de la prison… sauf que le mot « gilet jaune » y était interdit ! »
« Quand on sort, si le mouvement continue on sera avec vous ! »

Malgré ces conditions très difficiles, de nombreux gilets jaunes interrogés témoignent du respect exprimé par les autres détenus. « Mon nom c’était le "gilet jaune du B2 rez-de-chaussée", se souvient Victor. Pendant les promenades, certains prisonniers me posaient des questions sur le mouvement. Certains disaient "Quand on sort, si ça continue on sera avec vous !" »

L’ambiance est similaire à Perpignan. « On nous appelait les "prisonniers politiques". La majorité des détenus soutenaient les gilets jaunes. Ils savaient qu’on avait manifesté pour la justice et la dignité, témoigne Abdelaziz (...)

Parfois, les manifestations de soutien sont allées jusqu’au personnel de la prison. « Une des surveillantes m’appelait "camarade" », se souvient Victor. Abdelaziz est encore plus affirmatif : « Les trois-quarts des gardiens nous soutenaient, et le reste ce sont des fachos. L’un d’entre eux participait même au mouvement au début. » (...)

Ce respect diffus des gardiens est pourtant loin d’être généralisé. Dans la prison du sud-ouest de la France où son conjoint est placé en préventive, Émilie* évoque des « surveillants qui font tout pour [le] pousser à un geste de violence pour pouvoir le sanctionner ». Dans le nord de la France, le détenu anonyme dénonce des maltraitances, avec « des surveillants parfois irrespectueux. Certains nous prennent même pour des chiens, d’autres donnent des coups physiques ou verbaux ». (...)

« Au début il y avait encore des matons pro-mouvement. Mais maintenant l’image de "l’ultra-jaune" s’est imposée, et il n’y a plus de bons traitements : ceux qui sont encore en prison sont particulièrement ciblés. »

L’administration pénitentiaire ne fait aucun cadeau et cherche à saper le moral des gilets jaunes incarcérés. (...)

tous les détenus n’ont pas la chance d’avoir des proches prêts à se mobiliser. Le soutien du mouvement est donc crucial. Candy*, gilet jaune à Saumur, en est l’une des chevilles ouvrières. Après la fin des manifestations dans sa région, cette mère au foyer s’est impliquée dans l’écriture de lettres aux prisonniers. En août dernier, elle a créé le groupe facebook « Un petit mot, un sourire : où écrire à nos condamnés ». Sans bouger de sa maison, derrière son ordinateur, elle a épluché jour et nuit articles et réseaux sociaux pour retrouver les identités des prisonniers et les diffuser avec l’accord de leurs proches.

De Toulouse à Reims, en passant par Caen, Lyon, Fleury-Mérogis mais aussi Dignes, Bourges, Marseille, Béziers ou encore Grenoble, une cinquantaine d’adresses de prisonniers dans dix-sept prisons ont été collectées. Le groupe, animé par trois modératrices, rassemble plus de 2500 personnes, « dont un noyau actif d’une centaine ».

Chaque semaine, ils écrivent aux prisonniers et publient leurs nouvelles et leurs besoins. « Les gens engagent une correspondance suivie, on ne les lâche pas : c’est le cœur qui parle !, explique Candy. On est devenus comme des parrains et des marraines, en recréant une grande toile de solidarité. »

Les contours de cette toile ont rapidement dépassé la pointe du stylo. « On s’est vite rendus compte qu’il fallait aller plus loin que les lettres. Certaines personnes sont isolées, sans famille. On ne pouvait pas les laisser dans cette situation. À Toulouse, un jeune détenu est resté seul quatre mois, sans visite de sa famille, ni référent pour ouvrir un parloir et l’accès au cantinage. On s’en est occupés. » Certains assurent des cantinages pour les prisonniers que la famille ne peut pas soutenir. D’autres récoltent des vêtements. « Chaque geste compte. Récemment, on s’est organisés pour héberger ceux qui sortent et ont perdu leurs logements. »

« Maintenant, il faut mieux informer les gens pour se renforcer »

Au-delà des réseaux sociaux, dans certaines villes le mouvement local s’est fortement mobilisé. « Tous les dimanches matin, j’entendais des bruits de moteurs, de klaxon, de cornes de brume. Les gilets jaunes venaient faire du bruit », se remémore Abdelaziz en souriant. « Je faisais tournoyer mon pull orange fluo par les grilles, pour qu’ils nous voient. » Le gilet jaune a aussi reçu du cantinage.

À Montpellier, Victor se souvient avec émotion des feux d’artifice qui résonnaient au-dessus de l’enceinte les dimanches soirs. (...)

Le groupe anti-répression de Montpellier, « l’Assemblée contre les violences d’État », s’est largement impliqué dans l’appui financier aux frais juridiques ou l’organisation de petits déjeuners devant les prisons, à l’instar de beaucoup de grandes villes familières de la répression comme Paris ou Toulouse.

À l’inverse, dans d’autres villes la mobilisation a été très limitée. « À Narbonne, la vague d’arrestations pour l’incendie de Croix-Sud a tué le mouvement. Beaucoup ont eu peur. Le reste s’est divisé et ne s’occupait pas des inculpés parce que l’action n’était pas pacifiste. », se souvient Hedi. Karine complète : « Hedi était connu donc il a été privilégié, avec une cagnotte, des rassemblements. Mais il n’y a presque rien eu pour les autres. » En plus de ses longues semaines de travail, Karine a donc créé en juin dernier, avec sa mère et des amies, le « Cool-actif 11 vous soutient », pour soutenir les prisonniers isolés.

« Je regrette qu’on se soit fait avoir par la justice au début du mouvement. On ne connaissait rien à la répression et à la prison. Maintenant il faut mieux informer les gens pour se renforcer. » Peu à peu, leur collectif s’est rapproché de groupes « antirep » (pour anti-répression) expérimentés à Toulouse ou Montpellier. (...)

À sa manière, la « famille gilet jaune » se réapproprie la lutte anti-répression. (...)

Mais la mobilisation reste cependant faible par rapport à l’ampleur des condamnations. Détenu en préventive pendant six mois à la prison de la Santé, le militant antifasciste Antonin Bernanos évoque, dans une lettre parue en octobre, « beaucoup de gilets jaunes croisés derrière les barreaux, souvent isolés, oubliés et démunis de tout soutien politique extérieur ». « Sur près 400 personnes, on n’a pu contacter que 10% des prisonniers environ », constate Candy.

Karine, de son côté, n’a pas reçu de réponses à toutes ses lettres. « Certains détenus nous ont dit qu’ils ne voulaient plus entendre parler des gilets jaunes en attendant leur jugement. » Notamment le procès-fleuve du péage de Narbonne mi-décembre, où comparaissaient 31 prévenus, dont 21 ont écopé de prison ferme, avec deux mandats de dépôts et deux maintiens en détention. Isolés face au système judiciaire, ces détenus ont fait une croix sur le gilet.

C’est aussi le cas d’Hedi, qui avoue avoir « tout arrêté dés que les embrouilles judiciaires ont commencé ». Le débit rapide de ce passionné d’informatique masque une certaine amertume. « Tout ce qu’on avait est allé dans ce mouvement : notre argent, notre voiture, nos meubles. Mais on a raté le coche. Il a fallu revenir à la vie normale. C’est comme une descente : je suis mort intérieurement. »

Le coup dur est venu avec le bracelet électronique imposé de mars à fin novembre après sa détention provisoire. (...)

« Ils te détruisent économiquement, psychologiquement. Beaucoup de couples explosent » (...)

Les nuits de Victor sont hantées par des cauchemars récurrents, peuplés de policiers qui le poursuivent et le perquisitionnent pour un meurtre qu’il ne sait plus s’il a commis. « Je me réveille le matin déboussolé. » Mais pas question de quitter le mouvement, malgré ses huit mois de sursis, deux ans de mise à l’épreuve, son obligation de travail et de suivi. « Je continue d’aller à toutes les manifestations. Toujours en première ligne, mais les mains dans les poches et à visage découvert ! Je ne peux pas lâcher le mouvement, après toute cette solidarité qu’il y a eu autour de moi. » Abdelaziz, lui, y va « un samedi sur deux, au plus loin des policiers. »

En plus de son incarcération, Bruno a écopé d’une peine d’interdiction de manifester de deux ans sur le territoire national. Une peine complémentaire qui, depuis le passage de la loi « anti-casseurs » en avril 2019, tend à se généraliser dans les condamnations pour « violences » ou « dégradations ». Il a donc littéralement arrêté de marcher dans les cortèges du samedi. Pas plus, pas moins. « Je reste 300 m plus loin, devant ou derrière en faisant très attention, mais je suis là. Je vais partout où je peux aller, aux piques-niques, aux assemblées populaires, aux tractages sur les marchés. » Il s’est aussi impliqué dans la « coordination anti-répression » du Mans. (...)

L’incarcération a profondément marqué les gilets jaunes interrogés. Tous ont changé de regard sur la prison. « Je croyais que c’était la guerre, que seuls les mauvais y allaient. Mes proches ont cru que j’allais me faire violer ou mourir. Mais j’ai surtout réalisé les conditions honteuses », explique Victor. Les rencontres entre les mondes, entamées sur les rond-points, se sont poursuivies entre quatre murs. (...)

Grâce au soutien sans failles de ses proches et du mouvement, la détermination de Victor est restée intacte. « Tous n’ont pas eu cette chance mais j’en suis sorti plus fort. Ils m’ont mis en prison pour me détruire, ça a produit l’inverse : j’ai encore plus ouvert les yeux. Le système ne sait plus comment faire pour contenir la colère sociale, alors il enferme même des gens avec un profil "intégré". Jusqu’au jour où ça explosera encore plus fort. » Le gilet jaune ne regrette en aucun cas le geste qui a provoqué son arrestation. « J’en ai assumé les conséquences. J’ai encore la rage : pour l’instant, on n’a rien gagné. »