
Une histoire profonde, c’est une histoire épidermique, celle que nous inspire notre ressenti, dans le langage des symboles. Elle abolit le jugement, éclipse les faits. Elle détermine ce qui nous anime. Elle permet à ceux qui se trouvent aux deux extrémités du spectre politique de faire un pas de côté et d’explorer le prisme subjectif à travers lequel le camp d’en face appréhende le monde.
J’ai voulu reconstruire cette histoire pour présenter — sous une forme métaphorique — les espoirs, les peurs, la fierté, la honte, le ressentiment et l’anxiété de gens dont j’ai croisé le chemin en Louisiane. Je l’ai ensuite testée auprès d’eux pour voir s’ils la jugeaient conforme à leur expérience. Ils m’ont assuré que oui.
Telle une pièce, elle se joue en plusieurs actes. Vous attendez patiemment dans une longue file qui mène jusqu’au sommet d’une colline, comme lors d’un pèlerinage. Vous êtes au milieu, parmi des gens tous aussi blancs que vous, tous pareillement chrétiens, certains plus âgés, d’autres moins, de sexe masculin pour la plupart, tantôt diplômés, tantôt peu ou pas du tout qualifiés. Sur l’autre versant de la colline s’étend le rêve américain, but du voyage de chacun.
Tout en bas de la file se trouvent les personnes de couleur — pauvres, jeunes ou âgées, dépourvues pour la plupart d’un diplôme universitaire. Regarder derrière vous vous fait peur ; ils sont si nombreux à vous suivre. En principe, vous ne leur voulez pas de mal. Mais vous avez attendu longtemps, travaillé dur, et, devant vous, la file bouge à peine. Vous mériteriez d’avancer un peu plus vite. Vous prenez votre mal en patience, mais vous êtes inquiet. Vos pensées sont tournées vers ceux qui vous précèdent, et surtout vers ceux qui ont déjà atteint le sommet.
Le rêve américain est un rêve de progrès — l’espoir que vous vous en sortirez mieux que vos parents, qui eux-mêmes s’employaient déjà à s’en sortir mieux que les leurs. C’est un rêve plus grand que l’argent et les biens matériels. Pour un salaire de misère, vous avez enduré un travail de forçat, les licenciements, l’exposition aux produits toxiques. Vous avez tenu bon dans l’épreuve du feu. Le rêve américain de prospérité et de sécurité n’est que la juste récompense de vos efforts, une manière de reconnaître ce que vous avez été et ce que vous êtes — une sorte de médaille d’honneur.
Il fait de plus en plus chaud et la file n’avance toujours pas. On dirait même qu’elle recule. Vous n’avez pas reçu d’augmentation depuis des années et ce n’est pas de sitôt que l’on risque de vous en accorder une. En fait, vos revenus n’ont cessé de décroître au cours des vingt dernières années, surtout si vous n’avez pas de diplôme universitaire, et plus encore si vous n’avez pas le baccalauréat. Vos copains ont tous connu le même sort. La plupart ne se donnent même plus la peine de chercher un emploi décent, parce qu’ils se disent que c’est un trésor hors de la portée de gars comme eux.
Pactiser avec les resquilleurs ?
Vous vous êtes accommodé de cette situation car vous n’êtes pas du genre à vous plaindre. Tout compte fait, vous avez de la chance. Vous aimeriez aider davantage votre famille et votre église, car c’est en elles que vous placez votre foi. Vous voudriez qu’elles vous soient reconnaissantes pour votre générosité. Mais la file n’avance toujours pas. Après tant d’acharnement, tant de sacrifices, vous commencez à vous sentir piégé.
Vous pensez à ce qui vous remplit de fierté — à commencer par votre morale chrétienne. Vous avez toujours chéri la probité, la monogamie, le mariage hétérosexuel. Cela n’a pas toujours été facile. Vous avez subi vous-même une séparation, peut-être même un divorce. Les gens de gauche disent que vos idées sont démodées, sexistes, homophobes, mais personne ne comprend rien aux valeurs qu’ils prétendent défendre. Ils parlent de tolérance, mais vous gardez le souvenir de temps meilleurs où, enfant, vous commenciez votre journée à l’école publique par la prière du matin et le salut au drapeau, dans lequel la formule « sous l’autorité de Dieu » n’avait pas encore été reléguée au rang d’option facultative.
Regardez ! Devant vous, des tricheurs se faufilent. Vous suivez les règles ; eux, non. Pendant qu’ils progressent, vous avez l’impression de perdre du terrain. Comment osent-ils ? Qui sont-ils ? Certains sont noirs. Grâce aux programmes de discrimination positive mis en place par le gouvernement fédéral, ils disposent d’un accès privilégié aux universités, à l’apprentissage, à l’emploi, aux aides sociales, aux repas gratuits. Des femmes, des immigrés, des réfugiés, des fonctionnaires : où cela s’arrêtera-t-il ? Votre argent s’écoule dans une passoire égalitariste qui échappe à votre contrôle et à votre approbation. Vous auriez souhaité pouvoir jouir des mêmes chances quand vous en aviez besoin — personne n’a songé à vous les proposer dans votre jeunesse, alors il n’y a pas de raison d’en faire profiter les jeunes d’aujourd’hui. Ce n’est pas juste. (...)
La machine à rêves est hors service
Parmi les images des Noirs ancrées dans l’esprit des gens que j’ai pu rencontrer, une manquait : celle d’une femme ou d’un homme attendant comme eux la juste récompense de leurs efforts. L’histoire profonde que se racontaient les Blancs, les chrétiens, les personnes âgées ou les réactionnaires de Louisiane répondait néanmoins à un traumatisme réel. D’un côté, l’idéal national du rêve américain, c’est-à-dire du progrès. De l’autre, une difficulté croissante à progresser.
Pour la population « du bas », soit neuf Américains sur dix, la machine à rêves installée du côté invisible de la colline ne fonctionne plus, mise hors service par l’automatisation, les délocalisations et le pouvoir exorbitant des multinationales sur leur force de travail. Au sein de ce très large groupe, la concurrence entre Blancs et non-Blancs est devenue de plus en plus féroce — que ce soit pour l’emploi, pour une place dans la société ou pour les allocations.
La panne de la machine à rêves remonte à 1950. Les personnes nées avant cette date ont vu leurs revenus croître à mesure qu’elles prenaient de l’âge. Pour celles qui sont nées ultérieurement, c’est l’inverse.