
Le film Media Crash, coproduit par Mediapart et Premières Lignes, sort (aujourd’hui 16 février) au cinéma. Avec lui, le journal d’investigation en ligne entend rendre visibles les effets négatifs de la concentration des médias sur l’information. Et susciter le débat. Entretien avec ses réalisateurs, Valentine Oberti et Luc Hermann.
Quelle a été la genèse de ce film et de votre collaboration ?
Luc Hermann : Nous avions déjà travaillé sur plusieurs enquêtes avec Mediapart, notamment pour un numéro de « Cash Investigation » sur la pédophilie dans l’Église. Il y a eu aussi la sortie des Football Leaks en 2016. À cette occasion, nous avons collaboré avec Yann Philippin pour « Envoyé spécial » et « Complément d’enquête ». On avait donc déjà mis nos moyens d’enquête en commun. Cela faisait longtemps qu’à Premières Lignes, on réfléchissait à produire un documentaire uniquement pour le site de Mediapart. J’ai pensé au sujet de la concentration des médias à la fin du printemps 2021, mais je ne l’ai proposé à aucune chaîne de télévision. Pendant l’été, j’en ai parlé à une partie de l’équipe de Mediapart et je leur ai dit : « Et si on trouvait un distributeur de cinéma ? » Ils ont tout de suite dit oui. Pas pour faire un film de cinéma, mais pour susciter le débat. Nous voulions faire un documentaire d’interpellation, dans des temps assez courts, pour débattre avec les citoyens. (...)
il sort dans des salles de cinéma un peu partout en France. Nous avons travaillé à quatre avec Fabrice Arfi et Michaël Hajdenberg [du pôle enquêtes de Mediapart, NDLR] sur la production. Avec cette nouveauté, ce que nous n’avions jamais fait chez Première Lignes, de trouver un distributeur. Jour2fête a mis beaucoup d’énergie pour convaincre les cinémas de prendre ce film. (...)
Là, l’idée, c’était vraiment de pouvoir créer des débats avec les spectateurs, ce que l’on ne peut pas faire à la télé. Au départ, ça devait être quelques salles avec des débats, puis on s’est rendu compte qu’on pouvait carrément faire une vraie sortie cinéma, avec plusieurs séances dans plusieurs cinémas pendant un temps donné. Le but est d’organiser le plus de débats, dans une optique de discussion et d’échanges [une quarantaine de projections-débats sont organisées, auxquelles participeront les réalisateurs, des journalistes de Premières Lignes et Mediapart et des journalistes locaux, NDLR]. On voulait arriver assez en amont dans la campagne présidentielle pour que le sujet puisse vivre. Parce qu’un mois avant le premier tour, on est déjà dans la politique pure et dure, qui sera au second tour, qui sera allié à qui... Deux mois avant, on peut développer des sujets qui sont liés à l’élection, mais qui sont considérés comme périphériques. A posteriori, on se rend compte que c’est le bon moment et que ça aurait été dommage d’arriver dans trois semaines, même si on aurait été plus confortables au niveau de la production. (...)
Avez-vous essuyé beaucoup de refus de la part des journalistes qui témoignent ?
Luc Hermann : Il y en a malheureusement pas mal qui ne parlent pas. C’est très difficile dans notre profession. Très peu de grands propriétaires ou patrons de médias ont aussi accepté une interview. On a passé beaucoup de temps à essayer de les relancer, ainsi que les directions des chaînes et des journaux. Toute la direction de BFMTV, malheureusement, a refusé nos demandes d’interview. La direction de CNews également, ainsi que la direction de C8. Jusqu’à la dernière minute, on échangeait des mails. Cyril Hanouna avait accepté un entretien, il était calé le lundi 7 février, et il a été annulé quelques jours auparavant [le film a donc été finalisé le mardi 8 février, veille de la projection presse, NDLR].
Valentine Oberti : C’était une déception parce que, très sincèrement, j’avais envie de les entendre, et pas seulement pour faire du contradictoire. J’ai vraiment envie de leur poser des questions, de comprendre pourquoi est-ce qu’ils investissent dans les médias, quel est leur but. Ça, ça a été frustrant. D’ailleurs, ils sont tous cordialement invités à venir débattre en salle avec nous.
Comment expliquez-vous ce silence ?
Valentine Oberti : C’est un paradoxe. On fait un métier où l’on demande aux gens de parler, et les gens qui font ce métier eux-mêmes restent silencieux. Ça nous désole un peu, mais on les comprend. On sait que c’est compliqué de parler de sa rédaction quand on y travaille encore et quand on n’est pas protégé. (...)
Luc Hermann : Les SDJ sont des organes qui permettent de débattre de la ligne éditoriale et de comment les sujets sont traités dans les organes de presse dans lesquelles ils travaillent, avec un réel rapport de force auprès de la direction. Mais malheureusement, les représentants, qui sont régulièrement élus par leurs pairs, ne sont absolument pas protégés comme peuvent l’être les représentants syndicaux. Certains de nos confrères, que l’on connait très bien, avec lesquels on a travaillé parfois longtemps, nous ont dit : « Oui, cette histoire est vraie. Oui, c’est scandaleux, mais je ne peux absolument pas en parler. Ma position dans la rédaction est trop délicate. Si j’apparais, je n’ai que des coups à prendre. » D’autres journalistes avaient quitté leur entreprise mais ne pouvaient pas parler à cause des clauses de confidentialité et de non-dénigrement qu’ils avaient signées. (...)