
En juillet 2018 au Canada, l’activiste transgenre Jessica Yaniv a porté plainte pour discrimination contre une esthéticienne qui avait refusé de lui faire une épilation brésilienne.
Yaniv est une femme trans, et lorsqu’elle a précisé qu’elle avait des organes génitaux masculins, l’esthéticienne a annulé le rendez-vous. Cette dernière a expliqué qu’épiler des organes génitaux masculins la mettait mal à l’aise et qu’elle n’était pas formée à ce genre d’épilation intime. (...)
Pour Yaniv, il s’agissait d’une discrimination transphobe ; en octobre 2018, un tribunal de Colombie-Britannique a pourtant donné raison à l’esthéticienne. Selon son avocat, « aucune femme ne devrait être obligée de toucher des organes génitaux masculins contre son gré, quel que soit le genre de la personne ».
La plainte de Jessica Yaniv est extrême et a été critiquée par d’autres activistes trans au Canada, mais son procès permet de comprendre le débat qui fait rage entre féministes radicales et activistes trans, notamment en Amérique du Nord et en Angleterre.
Si, comme Yaniv, une personne née homme peut se dire femme, donc déterminer son propre genre et demander l’accès à certains espaces ou services, les droits des personnes trans représentent-ils alors une menace pour les droits des femmes ?
C’est ce que pensent certaines féministes radicales, qui se décrivent comme « gender critical » (« critiques de la notion de genre ») et que leurs adversaires qualifient de « TERF », pour « trans exclusionary radical feminists », soit des féministes radicales excluant les personnes trans.
Le cas Yaniv montre que l’idée que « les femmes trans sont des femmes », le slogan revendiqué par les activistes, peut s’avérer compliquée dans certains cas pratiques précis –le sport de compétition est un autre exemple controversé.
Reconnaissance de genre
En Angleterre, les féministes critiques du genre s’opposent actuellement à une proposition de réforme de la loi sur la reconnaissance de genre. Si cette réforme est adoptée, la perception personnelle d’identité de genre sera suffisante pour changer légalement de sexe.
Dans sa forme actuelle, la loi britannique permet le changement de sexe légal uniquement si la personne qui fait la demande dispose d’un diagnostic médical de dysphorie de genre et a vécu en tant que personne trans pendant deux ans.
Les activistes trans pensent que ces obligations sont excessives, alors que les féministes radicales s’opposent au fait que l’on puisse devenir femme aux yeux de la loi par simple déclaration. Leur définition de la femme est basée sur des propriétés biologiques communes, comme les chromosomes, l’anatomie et les hormones.
« Pour le mouvement trans, le fait d’être une femme (ou un homme) est une question de perception personnelle, alors que pour les féministes radicales, c’est une condition matérielle », résumait la journaliste Michelle Goldberg dans un article de Slate.com. (...)
Binarité biologique
Un cas soumis à la Cour suprême américaine, dont le jugement est prévu pour l’été 2020, illustre bien cette tension. Une employée de pompes funèbres nommée Aimee Stephens a intenté un procès à son employeur car elle a été licenciée après avoir fait sa transition d’homme à femme. Dans l’entreprise, l’uniforme pour les femmes est une jupe, et Stephens a commencé à porter des jupes.
Les juges de la Cour suprême devront décider si son licenciement est une forme de discrimination basée sur le sexe. Un groupe de féministes radicales nommé WoLF (Front de libération des femmes) a écrit à l’institution un texte de soutien à l’employeur de Stephens, précisant que leur but était de « préserver les droits civiques des femmes basés sur leur sexe » et non sur l’identité de genre.
Dans ce contexte, la représentante de WoLF parvient à la même conclusion que l’association chrétienne homophobe et transphobe qui défend l’entreprise de pompes funèbres, mais pour des raisons différentes. (...)
Les féministes de cette mouvance veulent continuer à définir les hommes et les femmes en fonction de la binarité biologique (qui correspond à la réalité pour la grande majorité des personnes, malgré des exceptions), mais elles souhaitent également encourager la possibilité pour les hommes et les femmes de s’exprimer ou de s’habiller comme ils et elles l’entendent.
Elles pensent que c’est le genre qui est rétrograde et dont il faut se débarrasser. De leur point de vue, pourquoi une personne trans a-t-elle besoin de se dire femme, alors qu’elle pourrait simplement dire qu’elle est un homme qui s’habille et s’exprime comme une femme ? Ce questionnement est intéressant du point de vue théorique, mais il revient à nier l’expérience intime de nombreuses personnes trans.
L’autre problème est que dans leur discours de défense des espaces réservés aux femmes, le mouvement des TERFs, un terme devenu une insulte utilisée pour automatiquement discréditer tout ce que ces féministes disent, utilise une rhétorique qui suggère que les femmes trans sont une menace pour la sécurité des femmes. (...)
Or comme l’explique une porte-parole du Centre national pour l’égalité trans, citée sur Vox.com, ces stérétoypes peuvent être dangereux : « Les personnes trans n’existent dans l’espace public que depuis peu et de nombreuses personnes ne connaissent pas de personne trans, ce qui fait que nous sommes susceptibles d’être rapidement caricaturées et diabolisées. » (...)
Stock dit qu’elle comprend l’intérêt du slogan « Les femmes trans sont des femmes », créé pour protéger une communauté fragile faisant l’objet de nombreuses discriminations, mais juge que cette déclaration (et ses implications légales) doit pouvoir être analysée et débattue librement, sans que des activistes ne crient à la transphobie et fassent annuler des conférences. (...)
Alors que les activistes trans considèrent l’insistance sur les différences biologiques entre hommes et femmes comme excluante, les féministes « gender critical » sont persuadées que le mouvement trans mène à l’invisibilisation des femmes. (...)
En règle générale, la façon dont chacun·e parle de genre et de sexe est devenu un champ de mines, particulièrement dans le milieu universitaire. Plusieurs universités britanniques ont annulé des événements avec des féministes « TERF » à la suite de pressions d’activistes trans.
En mars 2019, après des menaces, l’Open University a dû annuler une conférence sur la prison en Angleterre, car l’association organisatrice avait pour position que les détenues trans devaient être séparées des femmes cisgenres. (...)
Il est logique que les idées des féministes critiques du genre soient combattues, dans la mesure où certaines de leurs positions mènent de fait à l’exclusion des personnes trans et à la négation de leur expérience.
Mais le problème est que certain·es activistes trans font pression pour qu’un nombre toujours croissant d’opinions et de déclarations soient considérées comme transphobes, même lorsque c’est discutable (...)