
La santé et la sécurité des salariés sont-elles devenues secondaires ? C’est l’impression donnée par la deuxième ordonnance sur le code du travail, qui prévoit la disparition des comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Ces derniers ont pourtant fait leurs preuves depuis vingt ans, accumulant une précieuse expérience et jouant le rôle de contre-pouvoir face à des méthodes d’organisation managériale toujours plus agressives. Au point de s’attirer la vindicte de certains milieux patronaux. L’adoption des ordonnances signera-t-elle leur acte de décès ?
(...) Un outil pensé pour les salariés
Peu connus du grand public, les CHSCT ont été créées en 1982 par les lois Auroux, du nom du ministre du Travail socialiste de l’époque, Jean Auroux. La mesure fusionne les comités hygiène et sécurité (CHS) créés en 1947 dans les entreprises de plus de 50 salariés, et la commission d’amélioration des conditions de travail (CACT) imposée, depuis 1973, dans les comités d’entreprise au-delà de 300 salariés. Obligatoires dans les entreprises de plus de 50 salariés, les CHSCT réunissent, sous la présidence de l’employeur, des représentants du personnel [1] ainsi que des membres de droit extérieur à l’entreprise : médecin du travail, médecin-inspecteur de la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), et inspecteur du travail.
Les trois à neuf représentants des salariés qui siègent dans cette instance (selon la taille de l’entreprise) ont pour mission de contribuer à la protection de la santé physique et mentale des travailleurs, ainsi qu’à l’amélioration des conditions de travail. Ils doivent contrôler le respect par l’employeur des prescriptions légales dans ces domaines.
En cas d’accident ou de maladie professionnelle, ou pour mener à bien leur mission de prévention, ils ont un pouvoir d’enquête qui leur permet de passer du temps à échanger avec leurs collègues, et de mieux saisir en quoi consiste leur travail au quotidien, ses enjeux, ses difficultés, ses effets sur la santé ou les problèmes posés en terme de sécurité. Avant tout projet important de réorganisation – changement de cadences, d’outils, nouvelles méthodes de management... – l’employeur est tenu de consulter le CHSCT.
L’enjeu fondamental du recours à l’expertise
Pour se prononcer, celui-ci peut faire appel à des experts agréés, qui les aident à identifier les éventuels risques professionnels associés à un projet de réorganisation, ou aux techniques habituellement employées par l’entreprise. Les experts peuvent aussi intervenir en cas de risque grave, révélé ou non par un accident du travail, ou de maladie professionnelle. (...)
Suite aux expertises réalisées à la demande de divers CHSCT de La Poste, des améliorations ont pu être apportées. « Dans certains endroits, on a réussi à réintroduire des postiers, ou à rallonger les tournées. Cela nous a permis de rétablir un peu de justice là où il n’y en avait plus du tout. » Les éclairages apportés par les experts que mandatent les CHSCT et les avis des représentants du personnel n’aboutissent pas toujours à un changement de situation. L’employeur ne jugeant pas forcément utile de leur donner suite. Mais les risques sont ainsi matérialisés, autorisant la reconnaissance par la Justice d’une « faute inexcusable » de l’employeur.
Dans le collimateur du Medef
Depuis les années 2000, les CHSCT n’ont cessé de prendre de l’importance, pour devenir des acteurs centraux dans la prévention des risques professionnels – qu’ils soient physiques, chimiques ou organisationnels. « Cette montée en puissance des CHSCT s’est faite alors que se développaient de nouveaux maux du travail, comme les troubles musculosquelettiques et les maladies dites psychosociales, et que les pathologies classiques, liées au port de charges par exemple, se maintenaient à un niveau élevé », décrit un expert en santé au travail. En France, les années 1990 et 2000 sont celles de l’intensification du travail et des suicides professionnels, que l’on va voir se multiplier chez Orange ou chez Renault. Ce sont les représentants du personnel des CHSCT qui ont pu faire la preuve que leurs suicides n’étaient pas liés à une fragilité personnelle ou à à une situation familiale compliquée... mais qu’une organisation du travail maltraitante était bel et bien en cause. (...)
« Les juges posent une limite au pouvoir de l’employeur sur l’organisation du travail, souligne un expert. Cette limite, c’est la santé des salariés. Pour une certaine frange, rétrograde, du patronat français, c’est intolérable. Dès lors les CHSCT, avec leur droit de recours à l’expertise, sont dans le collimateur du Medef. »
Une fusion en forme de punition
Les ordonnances réformant le code du travail proposées par le gouvernement Philippe à la fin du mois d’août, devraient donc contenter l’organisation patronale : elles annoncent la disparition pure et simple des CHSCT. Comment ? Les trois principales institutions représentatives du personnel (IRP) actuelles – comité d’entreprise, délégués du personnel et CHSCT – vont être fusionnées au sein d’un unique « comité social et économique » (CSE). (...)
En lieu et place du CHSCT, le gouvernement impose une commission « santé, sécurité et conditions de travail » (SSCT) dans les entreprises de plus de 300 salariés seulement, ou en-deçà dans les entreprises industrielles à risques (classées Seveso ou nucléaires).
Mais cette commission n’aura plus de personnalité juridique propre, et ses prérogatives n’auront rien à voir avec celles dont disposaient les CHSCT. Les membres de la nouvelle commission seront désignés uniquement parmi les membres titulaires ou suppléants de la délégation du personnel du CSE. Ce qui revient à concentrer toutes les missions des anciennes institutions représentatives du personnel sur un nombre restreint d’élus.
Marginaliser les lanceurs d’alerte
« C’est la même instance, le CSE, et donc les mêmes personnes, qui traiteront des conditions de travail et des dimensions économiques de l’entreprise. Ce qui est matériellement impossible, juge Nicolas Spire, expert auprès des CHSCT. Il va y avoir une dilution des attributions. Les élus vont cumuler des mandats. C’est une catastrophe pour les liens avec les salariés, et pour les compétences des représentants du personnel. »
Il faut donc s’attendre à une réduction du nombre de représentants du personnel et du nombre d’heures de délégation dont ils disposeront. Ces éléments seront définis ultérieurement, par décret, après l’entrée en vigueur des ordonnances.
Autre entrave à l’action des représentants du personnel en matière de défense de la santé au travail : il faudra désormais, pour réunir la commission « santé, sécurité et conditions de travail » en séance extraordinaire, hors situation d’accident ou d’événement grave, une demande formulée à la majorité des membres du CSE. « Deux membres suffisaient à demander la tenue d’une réunion du CHSCT, rappelle Nicolas Spire. Et cette logique de majorité est défavorable aux lanceurs d’alerte : on ne convainc jamais tout le monde d’un coup. »
Le financement des expertises en danger (...)
Les salariés ne sont pas seuls à tirer bénéfice du travail des CHSCT. Pour les employeurs, les enquêtes, expertises et avis de cette instance peuvent être des points d’appui intéressants pour ajuster des réorganisations, ou éviter de commettre des erreurs. (...)
Des avancées à protéger
« Le CHSCT est l’instance de représentation du personnel la plus proche de l’activité, du travail réel. Ses réunions sont l’occasion de discussions, de controverses sur les conditions de travail », souligne l’association des experts et intervenants auprès des CHSCT dans un communiqué. « Comment représenter un personnel dont on ne connaît pas le travail ? interroge un expert. Avec la suppression des CHSCT, on casse la possibilité pour les représentants du personnel de faire remonter et reconnaître tout ce que font les salariés au quotidien pour assurer la production, parfois en dépit de l’organisation mise en place et souvent au détriment de leur santé. On organise un face-à-face entre employeurs et représentants coupés du terrain. Pas sûr, d’ailleurs, que les managers s’y retrouvent toujours. » Cet éloignement accru des élus vis-à-vis du terrain, renforcera-t-il la défiance des salariés envers les syndicats ? (...)