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Travail : peut-on résister aux injonctions paradoxales sans péter un boulon ?
Le Capitalisme paradoxant Un système qui rend fou Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique Date de parution 02/04/2015 Economie humaine 288 pages - 21.00 € TTC
Article mis en ligne le 11 mai 2015
dernière modification le 4 mai 2015

Dans un monde où marché et coachs en management font la loi, salariés et dirigeants sont submergés. Et le système se fissure de l’intérieur. Se soumettre ? Se démettre ? Comment concilier l’inconciliable ?

« Soyons réalistes, demandons l’impossible. » Passé à la moulinette du management contemporain, le slogan fantaisiste de Mai 68 s’est trouvé propulsé de l’autre côté de la barricade. En catimini, il a atterri dans d’improbables cabinets de consultants chargés de standardiser les prescriptions de l’entreprise. Faire plus avec moins, avoir l’esprit collectif tout en se soumettant à des évaluations individuelles, renoncer à ses valeurs professionnelles pour mieux se réaliser, être libre de travailler en permanence grâce aux ordinateurs et aux téléphones portables…

Aujourd’hui, du cadre d’entreprise à l’employé administratif, de l’assistante sociale au salarié d’Orange, de l’infirmière à l’informaticien, tout le monde ou presque est sommé de concilier l’inconciliable. Au point que ces injonctions paradoxales pourraient bien finir par rendre tout le monde malade. (...)

Les lieux de travail fourmillent d’équations inextricables à se taper la tête contre le bureau.

« Dans un centre d’appel d’une grande entreprise du secteur banque-assurance où nous avons enquêté, on demande au salarié de répondre très vite aux appels : le temps écoulé défile sur un bandeau. Et en même temps, il doit fournir un travail de qualité, répondre à fond à la question, donner satisfaction au client, alors qu’il n’a même pas accès aux dossiers », raconte par exemple la sociologue Dominique Méda. Fiabilité et rapidité, coût et sécurité, qualité de la relation client et productivité…
Le maniement du paradoxe

Révélé par des psychologues de l’école de Palo Alto, en Californie, le maniement du paradoxe, d’abord cantonné aux multinationales, a fini par s’immiscer partout, jusque dans les institutions publiques – à l’université ou à l’hôpital, dans la police ou la justice. « Cette situation, nous l’avions diagnostiquée à IBM dès les années 70 », précise Vincent de Gaulejac à propos de « l’autonomie contrôlée », notion aussi ancienne qu’usée à force d’avoir été pointée.

« On demande aux individus d’être des canards sauvages apprivoisés ! Ils doivent être créatifs tout en étant conformes à ce qu’on attend d’eux. » Ce mode de gestion né aux Etats-Unis s’est propagé en France dans les années 90, avant que le débat ne prenne récemment une tournure plus politique.

A l’heure des restrictions budgétaires, l’Etat lui-même impose à ses agents des orientations conçues par des « planneurs » mandatés pour produire des PowerPoint et raisonner en plans abstraits. Les nouveaux donneurs d’ordres, ce sont ces consultants extérieurs. Du coup, les conflits peinent à s’exprimer entre salariés et supérieurs hiérarchiques dans l’enceinte de l’entreprise. (...)

Big bang managérial

Mis au défi de s’adapter à des demandes insoutenables, chacun cherche cahin-caha à ne pas y laisser trop de plumes. Quelles ressources déployer pour désamorcer les effets dévastateurs de ce big bang managérial ?

Option numéro un : développer des mécanismes de défense pour ne pas virer dingue. Enfermer ses doutes dans les profondeurs de son inconscient, ne plus penser par soi-même, rationaliser, se noyer dans le travail, refouler son moi et faire « comme si »… Quand une partie de soi accepte de se couler dans le moule tandis que l’autre se cache pour ne pas se laisser capter, « les psys parlent de personnalités "as if". Ce symptôme de psychopathologie est aujourd’hui devenu un phénomène social », avance Vincent de Gaulejac.

C’est en tout cas un jeu risqué qui peut même déboucher, dans les cas extrêmes, sur un sentiment de schizo­phrénie. Pas vraiment satisfaisant, donc, quoique moins coûteux à court terme qu’une résistance qui mobilise une énergie de tous les instants…

Option numéro deux : résister activement. Pour ne pas se laisser piéger, il faut pouvoir mettre à distance la violence institutionnelle par l’humour ou la dénonciation. Rire entre collègues de sa « médaille en chocolat », de « chiffres hystériques » ou d’« évaluation au doigt mouillé ». Désinvestir psychiquement le travail ou réinvestir des métiers qui font sens. Vénérer la lenteur plutôt que la vitesse, préférer la tranquillité au mouvement, renoncer à vouloir se dépasser… (...)

Malheureusement, le bricolage individuel a ses limites. Il s’attaque aux symptômes mais ne soigne pas le mal à la racine. « La souffrance et la paranoïa viennent du fait que les gens ont l’impression d’être les seuls à subir pareilles difficultés. Il est pourtant peu probable de devenir collectivement fous ! » affirme Danièle Linhart.

Les salariés le savent… et le formulent. « Quand vous les interrogez, tous disent qu’ils ne demandent que ça, un espace pour discuter sérieusement de leur travail avec un supérieur hiérarchique. Un moment pas seulement destiné à les évaluer, mais qui leur permette d’aborder les difficultés qu’ils rencontrent… » (...)

les mentalités commencent à évoluer…

En espérant qu’un jour ces innovations finissent par convaincre un personnel politique focalisé sur la croissance, obnubilé par les prochaines élections, handicapé par sa flagrante inexpérience du monde du travail et dépourvu d’imagination. Aujourd’hui, c’est sur le terrain que tentent de s’inventer les formes d’organisation de demain. Le changement, c’est ici et maintenant. Mais, hélas, sans les responsables politiques.